L'interprétation de la musique pour orgue de Bach durant la première moitié du XXème siècle

Jean-Sébastien Bach
(gravure Maurin, lithographie Haussmann) DR.

 

 

 

Voici quelques extraits de livres et périodiques relatifs à la conception que les organistes avaient en matière d'interprétation de la musique de Jean-Sébastien Bach avant l'émergence – après la Seconde Guerre mondiale - du mouvement en faveur de l'étude de traités anciens. Si certaines affirmations peuvent aujourd'hui prêter à sourire, il convient de se rappeler que la recherche sur la musique baroque (grâce à Widor et Guilmant, notamment) n'en était qu'à ses balbutiements et qu'elle n'adoptait pas réellement de méthode scientifique. De plus, les conceptions liturgiques, le romantisme - et la facture d'orgue qui s'y rapportait - avaient contribué à une perte de repères par rapport à la musique d'Ancien Régime. Au Conservatoire de Paris, à la fin du XIXème siècle, l'enseignement de César Franck était du reste essentiellement tourné vers l'improvisation et peu vers l'exécution.

 

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     « Comme organiste, Franck est doué d'une technique moyenne et les problèmes du jeu de l'orgue, du legato, des manuels et du pédalier ne semblent guère l'avoir inquiété à l'heure où paraissent les divers recueils de la musique d'orgue de Bach. »

(« César Franck », La Grande Encyclopédie, vol.9, Larousse, 1974, p. 4649)

 

     « N'est-ce pas Gounod qui a dit que si, par un improbable cataclysme, toute la musique postérieure à Bach devait disparaître, elle renaîtrait sous le souffle fécondant, créateur, du maître saxon ? Toute paradoxale qu'elle paraît, cette proposition est aussi vraie qu'une vérité humaine peut l'être. Bach, ce n'est pas un musicien il est la musique. Donc étudions Bach, faisons-le passer dans le sang de nos veines et, en sus, piochons notre contrepoint Soyons de bons techniciens approfondissons les secrets du métier pratiquons-le en infatigables et patients ouvriers, et le reste viendra, avec la grâce de Dieu. [...] Or voici comment parla mon maître : « Le génie de Bach échappe à toute analyse. On peut expliquer le processus de la grandeur chez Haendel, chez Beethoven, chez Dante même, peut-être. Quant à Bach, il n'est comparable qu'aux Prophètes, lesquels recevaient l'inspiration directement de Dieu. Et puis, ne l'oublions pas Bach « war ein fleissiger Mann. » Bach était un homme appliqué, un travailleur Comprenez-vous ? Sans arrière-pensée, sans nul esprit d'orgueil il s'est soumis à la loi du travail personne n'a été à la tâche comme lui et personne, on peut le croire, n'a accompli son labeur quotidien avec plus de simplicité et de tranquille joie intérieure. Et voici que Dieu a sanctifié son travail et que son nom demeure en bénédiction parmi les hommes. »

(Edgar Tinel, « La musique figurée à l'église », La Tribune de Saint-Gervais, 1902, p. 250)

 

     « Dans la musique instrumentale, nous n'avons plus le moyen de pénétrer sûrement les intentions du compositeur. »

(Edmond Goblot, « Le style descriptif de Bach », Revue musicale de Lyon, 27 mars 1910, p. 738)

 

     « Signalons aussi au mépris des vrais artistes ces "joueurs de musique dont les doigts peuvent remuer aussi vite que des pattes d'araignée" qui, par leur interprétation stupide, contraire aux traditions classiques, transforment les fugues du pieux Bach en études de concert.

     Ecoutez ce que dit Widor de l'interprétation du maître d'Eisenach : "On accélère inconsciemment le mouvement de certains auteurs dont on rejoue fréquemment les mêmes pièces : ici, tout au contraire, il faut éviter, avant tout d'évoquer l'idée de la vitesse, car chaque note demande à être distinctement entendue, dans cette admirable polyphonie, jamais rien d'inutile. Cavaillé-Coll rappelait toujours avec le même étonnement la lenteur de la fugue en ré majeur sous les doigts du vieux Hesse, de Breslau, en l'église Ste Clotilde (à Paris) dont l'orgue venait d'être achevé. Chaque fois qu'on relit une pièce de Bach il semble qu'on y découvre quelque détail nouveau. On cherche à mieux rendre les intentions de l'auteur et par conséquent à aller moins vite afin de s'écouter mieux. " (Ch. M. Widor, préface de J. S. Bach, le Musicien-Poète par A. Schweitzer.)

     Cette pure tradition que le maître Widor défend avec tant d'érudition et de science est vainement combattue aujourd'hui par quelques virtuoses aussi prétentieux qu'ignorants : "Nos instruments ont acquis de grands perfectionnements, disent-ils, l'invention de Barker a rendu le toucher de l'orgue aussi facile que celui du piano : si Bach revenait à la vie, nul doute qu'il ne jouât ses fugues beaucoup plus vite. "

     Ces " pseudo-artistes" prouvent par là leur ignorance absolue de l'histoire de l'orgue et des principes les plus élémentaires de l'acoustique.

     En effet, " l'organo pleno de Bach était composé de fonds et de mutations à l'exclusion de tout jeu d'anches au clavier des mains. " A cette époque, on n'accouplait jamais les claviers pour jouer la fugue (et très rarement pour le choral), car la mécanique d'accouplement était lourde et difficile à manier.

     Mais chacun des claviers pris à part, grâce à un mécanisme extrêmement précis et à de nombreuses mutations, parlait avec une rapidité comparable à celle des clavecins. (Il est d'ailleurs commode de se rendre compte de la facilité d'émission des orgues du XVIIIe siècle en jouant le petit orgue du Dauphin, actuellement à la chapelle des Etudiants à l'Eglise St-Sulpice à Paris, instrument qui fut construit en 1745 par Nicolas Sommer).

     Au contraire, nos modernes instruments surchargés de gambes et de jeux d'anches de grosse dimension ont une sonorité lourde et pâteuse. Ainsi donc, si Bach ressuscitait, il jouerait ses fugues.... plus lentement encore qu'en l'an 1725. »

(Revue musicale SIM, juillet 1911, p. 82-83)

 

     « La musique instrumentale de J.-S. Bach comprend sa musique d'orgue, sa musique de clavecin, ses sonates et concerts pour divers instruments. Dans la musique d'orgue, il faut mettre au premier plan les Chorals variés et les Fugues. Sur l'ample et lente mélodie du choral, Bach invente toutes sortes de variations qui ne sont pas de pur ornement, mais qui servent d'interprétation, de commentaire aux pensées pieuses que le choral fait naître dans l'âme du fidèle : c'est un style à la fois descriptif et psychologique. Ainsi sur le choral : « Ah ! que la vie de l'homme est fugitive et vaine ! » Bach écrit une musique qui évoque l'illusion de formes fluides et insaisissables, se mouvant dans une atmosphère de rêve, et qui en même temps nous remplit d'un sentiment de tristesse poignante. Il illustre matériellement et moralement son texte et arrive souvent à des effets d'une rare puissance. Ces chorals variés sont de grandioses poèmes religieux. »

(Paul Landormy, Histoire de la musique, Delaplane, Paris, 1911, p. 139)

 

     « Nous évoquions, au début de cette étude, un des plus brillants titres qu'a Alexandre Guilmant à la gratitude des musiciens : nous lui devons ce monument des « Archives de l'orgue du XVIIIème siècle », élevé avec le goût le plus respectueux à la mémoire des organistes clavecinistes français. Nous lui devons, ainsi qu'à M. André Pirro, la remise en honneur d'illustres maîtres dont J.-S. Bach connaissait et appréciait les œuvres. (On en a retrouvé des copies de la main du grand cantor.) Or, pas plus que l'orgue de la première moitié du XIXème siècle ne se prêtait par sa composition et son mécanisme à une interprétation fidèle de l'œuvre de Bach, celui de la seconde moitié de ce siècle ne s'adaptait à la résurrection de l'ancien répertoire français. »

(B. de Miramon Fitz-James, « L'orgue français, hier, aujourd'hui, demain », Le Ménestrel, 18 janvier 1929, p. 22)

 

     « Dans le même ordre d'idées, on ne saurait passer sous silence la conférence de M. Pirro, professeur de musicologie à la Sorbonne, sur la façon d'interpréter la musique d'orgue de Bach, conférence qui a été une « révélation pour beaucoup d'organistes assistant au congrès. »

(« Congrès d'orgue à l'Université de Strasbourg », La Croix, 18 mai 1932).

 

     « [Compte rendu du Congrès d'orgue de Strasbourg de 1932] La conférence La musique d'orgue de J. S. Bach exécutée par l'auteur, dite par un musicien et musicologue qui non seulement avait étudié Bach avec la plus grande pénétration, mais avait aussi écrit sur certains de ses prédécesseurs, Schütz, Buxtehude des ouvrages très remarqués, devait éveiller une grande attention et un grand intérêt. M. Pirro commence par rappeler les raisons pour lesquelles les compositions de Bach ne doivent pas être jouées trop vite. Tout d'abord la structure de l'orgue elle-même. Les claviers étaient durs. Pour enfoncer une touche, un effort musculaire important était déjà indispensable. Et M. Pirro ajoute : « Cette résistance de la matière ne doit pas être oubliée par les organistes modernes, dont le mécanisme trop léger n'a plus le frein d'une mécanique trop lourde ». L'auteur cite ensuite un assez grand nombre d'ouvrages de musiciens et théoriciens du XVIIIe siècle, où toujours on exige que dans un sanctuaire, le mouvement d'un morceau de musique soit un peu modéré. Un problème beaucoup plus difficile à résoudre est celui du coloris à donner à une de ses compositions. Il importe ici d'établir le caractère des orgues allemands du XVIIIe siècle, et par exemple ce qui à cette époque suffisait au grand jeu. M. Pirro donne quelques indications personnelles sur le choix des registres pour certaines fantaisies, certains préludes et fugues. Pour les préludes aux chorals, l'auteur insiste, avec raison, sur la nécessité de méditer le texte du cantique et d'essayer de comprendre la piété de Bach. »

(Théodore Gérold, « Histoire de la musique », Bibliographie alsacienne, Istra, Strasbourg, 1934, p. 283)

 

     « Chez Bach, d'ailleurs, les ornements sont déjà plus largement traités, s'intègrent davantage, développant considérablement l'emploi des notes de passage. Hanté par l'orgue, Bach élargit son style. Et ce sont ces longues marches, véritables phrases mélodiques que l'on veut priver de dynamisme ? »

(Maurice DAUGE, « L'interprétation de la musique ancienne et plus particulièrement celle de J.-S. Bach », le Ménestrel, 21 mai 1937, p. 162)

 

     « Un après-midi d'août – Sur le banc de l'orgue, à côté du Docteur, une Parisienne, organiste et carillonneuse. Après lui avoir expliqué la manière de réaliser les ornements dans la musique de Bach (il en a fait un tableau méthodique et complet), il conclut sur un ton farceur : « … et celui qui ne les exécute pas de cette manière, ira tout droit au Purgatoire, même s'il est protestant ! »

(Charles Mitschi, « Les vacances du Docteur Schweitzer à Günsbach », Annuaire de la Société d'histoire du val et de la ville de Munster, t. 29, 1975, p. 72-73)

 

documentation recueillie par Olivier Geoffroy

(juin 2018)




NOUVELLE INTÉGRALE DE L’ŒUVRE POUR ORGUE DE BACH

Cette nouvelle intégrale de l’œuvre d’orgue de Bach débutée depuis 2016 et prévue sur cinq années est interprétée par Marie-Ange Leurent et Eric Lebrun sur des instruments historiques, en Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark et en Alsace, ainsi que sur des orgues de facture récente. À chaque fois, il s’agit de traduire le plus justement possible les influences européennes du compositeur, en son temps. Cet enregistrement doit compter 9 albums de 2 CD. Chacun de ces albums contient un grand cycle (Klavier Übung IIIOrgelbüchlein...) ou un genre (toccatas et fugues, concerti...) cependant que les recueils posthumes (Chorals d’ArnstadtChorals Kirnberger) ou les chorals de diverses provenances sont classés, comme l’Orgelbüchlein, par temps liturgiques. Rien n’est négligé et on peut trouver aux côtés des grands piliers, aussi bien des découvertes récentes que des compositions qui ne seraient que partiellement de Bach, dont l’authenticité reste douteuse ou a été établie de manière assez probable récemment. Il s’agit de l’enregistrement le plus exhaustif possible. Avec cette nouvelle intégrale, les interprètes souhaitent compléter, à leur manière, la vision que nous pouvons avoir de Bach, en le situant en son temps, dans une perspective clairement européenne.

 

Chanteloup-Musique/Monthabor Music

www.monthabor.com

 

 


 

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