Jeanne (Johanne) Molbech-Bloy
(Kiel 1859 - Lausanne 1928)



 

Jeanne Molbech en 1884, à l'âge de 25 ans, période de son séjour en Angleterre
au cours duquel elle est présentée à Edvard Grieg.
(coll. famille Galpérine) DR.

« J’étais fille de poète et avais hérité de mon père l’amour de la mélodie. Je la trouvais dans l’eau qui coule sous le feuillage, dans la mélancolie de nos lacs encadrés de bois, dans la mer bleue du Danemark, dans la solitude de nos campagnes. »[1]

 

« Toute la sensibilité de Jeanne Bloy est contenue dans cette évocation de ce petit pays pauvre mais hospitalier auquel elle resta indissolublement attachée : l’excellente musicienne qu’elle resta jusqu’à la fin de sa vie, (…) la conteuse qui hérita de son père le style épuré et imagé qui fut le sien dans ses derniers écrits. »[2]

 

C'est avec ces mots que s’ouvre le très beau récit biographique que ma sœur Natacha Galpérine consacra à notre arrière-grand-mère Jeanne Léon Bloy. Le livre est si complet et marqué par une telle empathie pour cette femme à la destinée exceptionnelle que je ne saurais y ajouter quoi que ce soit de nouveau ou d’inédit. Aussi m’attacherai-je ici à placer le personnage dans une seule perspective, celle de la musicienne, grandement responsable de la place unique qu’occupe la musique dans la famille de Léon Bloy.

 

Après son mariage, l’écrivain confiait au compositeur Paul Ladmirault : « ma maison est devenue une véritable boîte à musique… » Il n’y a là rien d’extraordinaire et il n’y a pas lieu de s’étonner que la mère ait pris en charge l’éducation musicale de ses filles, mais il n’est certainement pas indifférent de nous pencher sur sa formation et son parcours dans les années qui précèdent son arrivée à Paris.

 

Fille du poète Christian Molbech, dramaturge et critique célèbre dans son pays, ami d’Henrik Ibsen et traducteur de La Divine Comédie de Dante, Johanne fut élevée dans un monde intellectuel, artistique et spirituel encore fortement imprégné de l’héritage du Romantisme allemand. Son professeur de piano avait compté parmi les derniers élèves de Clara Schumann et son grand-père, Christian Molbech – qu’on appelle dans la famille Christian 1 – avait connu dans la première partie du XIXème siècle une notoriété qui n’avait rien à envier à celle de son fils. Eminent philologue et professeur de littérature – on lui doit entre autres choses un volumineux dictionnaire de la langue danoise, équivalent de notre Littré - maître de Kierkegaard, qui allait entendre les cours de Fichte et Schelling à Berlin, le « vieux Molbech » fut une figure de ce qu’il est convenu d’appeler « l’âge d’or de Copenhague ». Il côtoya les écrivains, les peintres et les hommes politiques les plus remarquables de son temps, sans oublier les musiciens, notamment Niels Gade, un des premiers maîtres du Romantisme scandinave. Jeanne se sentait très proche de ce grand-père et elle confia à plusieurs reprises avoir hérité de sa sensibilité à vif et aussi de sa fragilité nerveuse.

Edvard Grieg (1843-1907)
(coll. famille Galpérine) DR.

 

Pour en rester au seul héritage musical, on ne sera pas surpris d’apprendre que Schumann, aux côtés de Beethoven et de Mendelssohn, s’était taillé la part du lion dans le répertoire de ce temps. Plus tard, Johanne rencontrera à Londres Grieg, Anton Rubinstein et Hans von Bülow. Nulle trace de la déferlante wagnérienne dans son panthéon musical, mais encore et toujours la présence obsédante des œuvres phares du Romantisme, et il y a quelque chose de singulier pour ma génération, celle des arrière-petits-enfants, si profondément ancrée dans le riche terreau de la musique française au tournant du XXème siècle, de parcourir des chapitres d’une histoire  familiale qui nous relient à l’univers schumannien, à un monde nordique et germanique en général, fort éloigné, assurément, de la France debussyste ou ravélienne. Que ce soit dans les pages intimes, celles des Scènes d’enfants et autres Feuilles d’Album, ou les pages orchestrales et épiques (dans les années 1960-1970, les cousins danois en visite à Paris me parlaient des vastes Poèmes symphoniques de Sibelius, quand ce n’était pas des symphonies de Nielsen, alors fort peu connues en France), l’exaltation du sentiment et d’un imaginaire proprement fantastique était toujours présente. Andersen n’était jamais loin quand Jeanne s’adressait aux enfants (Andersen qu’elle saluait petite fille aux côtés de son père dans les rues de Copenhague) et elle avait elle-même écrit des contes « musicaux », dont le plus réussi est certainement La Maison qui Chante. Ce texte avait été jugé sévèrement par Léon Bloy, avant qu’il n’en reprenne la lecture et, révisant radicalement son jugement, le redécouvre sous un autre éclairage, celui d’un monde dont la candeur, loin d’annuler le Mystère, ne faisait au contraire que souligner sa présence. L’atmosphère caractéristique des contes scandinaves se retrouvait dans les scènes de la vie quotidienne, notamment dans la période de Noël, quand Jeanne apprenait à ses filles l’art de confectionner mille objets de décoration pour le sapin enfoui sous une neige de coton, un art que ma grand’mère avait prolongé jusqu’à ma propre enfance, littéralement enchantée, chaque mois de décembre, par cette délicieuse mythologie.

 

A l’âge adulte, l’appel du large, propre aux hommes du Nord, n’avait pas épargné Jeanne, embarquée dans un voyage (presque) sans retour, d’abord vers l’Angleterre puis vers la France. Il avait encore moins épargné son frère Oluf Molbech qui, tel le Peer Gynt d’Ibsen et Grieg, avait parcouru le vaste monde, notamment les Etats-Unis à l’heure où n’était pas achevée la Conquête de l’Ouest ( ! ), avant de revenir au pays pour relater ces périples dans plusieurs romans. Cet appel d’un « ailleurs », partie intégrante de l’héritage romantique et de l’âme des peuples navigateurs – on pense ici à Karen Blixen – fut un élément fondamental de la personnalité de Jeanne, et on sait aujourd’hui, par-delà la géographie, vers quelle extraordinaire aventure de l’esprit la portait sa destinée.

 

On ne peut qu’être saisi, en effet, par l’aspect incroyablement romanesque, et improbable, de sa biographie. Le terme romantique, si souvent galvaudé, prend ici tout son sens si l’on considère qu’il s’agit de mettre en accord sa vie avec ses aspirations essentielles. Ainsi, dans ce cas précis, les pérégrinations extérieure et intérieure se rejoignent pour ne plus constituer qu’un seul et même voyage, celui qui conduira une jeune aristocrate luthérienne à épouser la France et un « ardent fils du Midi », épris d’Absolu et catholique intégral. Elle épousa aussi une terrible misère matérielle dans le Paris du XIXème siècle finissant, directement responsable de la mort de deux enfants, sans jamais douter de ses choix, permettant ainsi à Léon Bloy d’achever les quelque vingt volumes qu’il lui restait à écrire.

 

« L’Absolu », disait Bloy, « est un voyage sans retour ». Ce ne fut pas tout à fait vrai pour ce qui concerne l’adieu au Danemark, qui ne fut pas définitif puisqu’elle y effectua deux séjours avec son mari, et un dernier, seule, à la veille de sa mort ; et si elle affirmait qu’elle ne se sentait véritablement chez elle qu’à Paris, elle avait apporté avec elle – et pas seulement pendant les fêtes de Noël – un peu de la singulière poésie du Nord, qui se nourrit de contes et de légendes. Les récits historiques eux-mêmes avaient un parfum légendaire quand ils étaient racontés à des enfants nés à mille lieues du site où ils s’étaient déroulés, et ils revêtaient certainement un caractère quelque peu fantastique quand ma grand’mère, Madeleine Bloy, les entendit pour la première fois. Ils n’avaient rien perdu de leur pouvoir magique quand je les entendis à mon tour quelque cinquante ans plus tard. Je dois, en effet, être un des très rares gamins de France à avoir pris connaissance de la « Guerre des quatre duchés », de la reddition du général Krabbe commandant la place de Kiel en 1864, ou encore d’un autre Krabbe « vainqueur des Suédois et des Lübeckois » dont un monument rappelle les exploits guerriers dans les jardins de Tivoli. Les Krabbe, famille maternelle de Jeanne, dont l’arbre généalogique – encore en notre possession – remonte à un certain Hans, seigneur Viking du XVème siècle !

Jeanne Molbech en 1893, devenue Mme Léon Bloy depuis le 27 mai 1890.
(coll. famille Galpérine) DR.

 

L’enfance de Jeanne avait été marquée en profondeur par les conflits entre son petit pays et son puissant voisin, la Prusse, plus ambitieuse que jamais à l’heure du « Chancelier de fer » et de l’émergence du nouvel Empire allemand. Ainsi, sa relation à l’Allemagne n’eut pas besoin de transposition quand elle s’établit en France entre les guerres de 1870 et de 1914. Il n’y a là nulle contradiction avec ce qui a été dit précédemment, l’Allemagne chère à son cœur étant celle des petites principautés, où la musique régnait sans rivale mais partageait volontiers son pouvoir avec les poètes et les philosophes. Nous l’avons dit, c’était plutôt celle, fraternelle, de Schumann et Mendelssohn, que celle de Wagner, gorgée jusqu’à l’ivresse de volonté de puissance ; une terre alors considérée, par exemple, comme la plus accueillante par les Juifs d’Europe ( ! ) C’était près d’un siècle avant la Catastrophe nazie, avant que le Danemark, « petit pays pauvre et hospitalier » ne jouât en cette terrible occasion le rôle que l’on sait, un comportement exemplaire qui n’a pas manqué d’être un sujet de méditation chez les descendants de Jeanne et Léon Bloy.

 

Si Jeanne épousa la France corps et âme, jusqu’à une maîtrise « littéraire » de la langue, qu’en était-il de ses dilections en matière de musique ? En vérité, l’univers singulier de la musique française au tournant du XXème siècle, en pleine rupture avec l’écrasant héritage germanique, ne sera jamais adopté véritablement par elle. Plusieurs musiciens du premier cercle des amitiés bloyennes sont éminemment représentatifs, à des titres divers, des révolutions successives d’un monde musical en pleine transformation. Mouvement vertigineux où l’on passe de Schumann à Stravinsky, en passant par Wagner et Debussy, en à peine un demi-siècle. On n’en voudra pas à Jeanne d’avoir eu du mal à suivre ! Et à Bloy encore moins, dont les amours musicales, quasi exclusives, furent Beethoven, encore Beethoven et toujours Beethoven.

 

Deux pôles se distinguent nettement dans le cénacle des amis musiciens, que l’on peut grossièrement ranger dans les catégories conservatrice et moderniste, même si de nombreuses passerelles entre les deux camps brouillent quelque peu les cartes. D’un côté Vincent d’Indy, de l’autre Ricardo Vinès, deux admirateurs fidèles de Léon Bloy ; le premier, ardent wagnérien, pétri d’idéalisme allemand mais nationaliste fervent, et par ailleurs grand prêtre de la liturgie franckiste, le second, virtuose catalan, représentant parfait du cosmopolitisme parisien, créateur de Debussy, Ravel, Falla et beaucoup d’autres. C’est pourtant Vinès qui conduira Léon et Jeanne Bloy chez d’Indy, directeur de la Schola Cantorum, et ce dernier offrira spontanément une bourse aux deux enfants, Véronique et Madeleine, après les avoir entendues et avoir rendu un hommage appuyé à ce que fut leur première formation. Il suivra de près leurs études, envoyant des lettres se terminant invariablement par un compte-rendu touchant et scrupuleux du travail en cours, avec des consignes précises sur les points à surveiller ou améliorer. A la fin de sa vie, Jeanne confia à Madeleine qu’elle ne s’était jamais sentie à l’aise avec les musiciens français, notamment avec Vinès dont elle trouvait le jeu très sec ; mais pour rien au monde elle n’aurait fait cet aveu du vivant de son mari, dans la compagnie des artistes qui l’entouraient. Seule exception : Franck et ses disciples ; à l’évidence elle vibrait infiniment plus aux accents passionnés et religieux du Pater Seraphicus, figure tutélaire des scholistes, qu’aux arabesques des Jeux d’eau de Ravel ou aux traits tranchants de Petrouchka de Stravinsky, esquissés par Vinès, comme un rituel obligé, dès qu’il se mettait au clavier. D’Indy, capitaine incontesté du vaisseau amiral de la flotte franckiste, offrait certainement une boussole rassurante au milieu des tempêtes qui agitaient la scène parisienne, et Jeanne avait été touchée par sa sonate de violon, jouée par Madeleine, ou par celle de Lekeu, et même par le Poème de Chausson, dont les vertiges harmoniques, pourtant, sonnaient furieusement modernes aux oreilles de Bloy.

 

On l’a assez dit : la culture musicale de ce dernier était limitée (ce qui n’a pas empêché quelques vues en profondeur sur Wagner et Beethoven, ou sur Franck et Händel), mais, en vérité, c’est tout le cercle bloyen qui se tenait, apparemment, comme à l’écart des évènements dont bruissait la France du tournant du siècle. A l’écart ? En réalité la petite communauté de « chrétiens des premiers temps » que formaient quelques amis fidèles, n’avait rien d’une assemblée d’un temple de la Réaction, bien au contraire. Elle n’était pas plus moderniste ; et de telles catégories n’ont ici aucune valeur. Elle était « ailleurs », et c’est précisément cet « ailleurs » qui amena chez les Bloy – paradoxe cent fois remarqué – l’avant-garde artistique de l’époque, à commencer par Georges Rouault, déjà à mille lieues de l’atelier de Gustave Moreau, qui allait peu à peu réaliser en peinture ce que Bloy avait voulu faire en littérature : un art qui s’approche des Ecritures. Pour ce qui concerne la musique, nous avons parlé de Vinès, mais il faudrait mentionner le père Léonce Petit, lui aussi très proche de Debussy et Ravel, l’écrivain hollandais Pierre van der Meer, qui suivait de près l’évolution de Stravinsky, Jacques Maritain qui se lia d’amitié avec Satie, et enfin Edouard Souberbielle, déjà organiste éblouissant et confident de Poulenc, qui épousera Madeleine Bloy, et qui, comme le jeune Georges Auric, manifestait des penchants anticipant sur la future aventure du Groupe des Six. Même si l’on reste dans la chapelle d’obédience franckiste, remarquons que les personnalités singulières ne manquent pas, si l’on se réfère, par exemple, à un Victor-Dynam Fumet (père du grand critique Stanislas Fumet et du compositeur Raphaël Fumet), à un Armand Merck qui mit en musique le célèbre Ambroise de Christian Molbech (traduit en français par Jeanne), et plus généralement au groupe, plus hétérogène qu’on ne l’imagine, des professeurs de la Schola : les Roussel, Koechlin, Séverac, Magnard, Varèse, Maurice Emmanuel, j’en passe… que Véronique et Madeleine croiseront dans les murs de l’école. Autres scholistes éminents, interprètes remarquables et amis des Bloy : le quartettiste Armand Parent, créateur de Chausson, Cras, d’Indy, et surtout Félix Raugel et Eugène Borrel. Pour brouiller encore plus les cartes, rappelons le rôle considérable de ces derniers, fondateurs de la Société Haendel, dans l’approfondissement de la conscience historique des musiciens, mission que des institutions comme la Schola ou l’Ecole Niedermeyer avaient mis au premier rang de leurs activités. Le renouveau du chant grégorien et la redécouverte de pans entiers du patrimoine des Anciens, on le sait, loin d’être un simple intérêt d’érudition fut un formidable aliment pour féconder l’imaginaire et la science des compositeurs du moment, et personne n’a oublié la présence de Debussy sur les marches de la salle d’orgue de la Schola écoutant religieusement, pour la toute première fois, les chefs-d’œuvre oubliés de Rameau ou de Monteverdi. Et personne n’a oublié non plus la première exécution en France du Messie de Händel, au Trocadéro, que l’on doit à Borrel et Raugel.

 

Un tel foisonnement d’activité fut suivi avec passion, même si – on l’a assez rappelé – on se situait à mille lieues, chez les Bloy, des évènements mondains qui agitaient le Tout-Paris musical. En réalité, c’est après la mort de Léon Bloy, survenue le 3 novembre 1917, que Jeanne, sa tâche principale étant achevée, put renouer, presque avec insouciance, avec un état d’esprit de jeunesse marqué par une insatiable curiosité dans tous les domaines de l’art et de la pensée.

 

Ses relations confiantes et affectueuses avec ses deux gendres, Otto Tichy et Edouard Souberbielle, vont favoriser cette nouvelle ouverture, ainsi que le suivi régulier des contacts avec les Maritain. Dès l’après-guerre, avec Edouard Souberbielle, elle court voir les Ballets Russes, s’intéresse vivement au cinématographe naissant (Madeleine, à côté d’instrumentistes prestigieux, gagne sa vie dans les orchestres de cinéma ! ), et engage des dialogues philosophiques où l’art et son avenir, au milieu de questions d’ordre religieux, sont omniprésents. Un mot sur mon grand-père Edouard Souberbielle : avant de devenir le maître de l’orgue que l’on sait, dont l’enseignement à la Schola, puis à l’Ecole César-Franck, eut une influence considérable[3], il écrivit plusieurs œuvres d’une qualité remarquable, fort admirées de Ravel, Dukas et Poulenc, avant de renoncer à la composition, victime d’une exigence par trop implacable. Poulenc fit exécuter par la grande Marcelle Meyer, à la Société Musicale Indépendante, ses Jeux d’enfants pour piano (un « chose exquise » selon lui). C’est par l’intermédiaire de Souberbielle, d’Auric, mais aussi et surtout de Jacques et Raïssa Maritain, que Jeanne se trouve plongée dans la modernité musicale de moment, qui semble à des années-lumière du Romantisme allemand de sa jeunesse. C’est, en effet, l’aventure du Groupe des Six et du manifeste Le Coq et l’Arlequin (de Cocteau et Auric), porteur d’une nouvelle exigence morale après l’inconcevable massacre de masse de la Grande Guerre, loin des pompes d’un art sacralisé aux séductions aussi trompeuses que défraichies. C’est la poursuite de la fulgurante trajectoire de la comète Stravinsky, les métamorphoses successives de Ravel, l’arrivée à Paris du jazz aussi bien que de l’Ecole de Vienne (le Pierrot Lunaire créé en France par Milhaud), la valse des « ismes » qui donne le vertige : impressionnisme à bout de souffle, néo classicisme, débuts de l’atonalisme et du dodécaphonisme … j’en passe…

 

Le Paris de l’entre-deux-guerres est aussi, en raison même de la tragédie passée et de celle qui s’annonce, le lieu et le moment où on lit Bloy de plus en plus. La maison des Maritain, à Meudon, devient un des centres intellectuel et spirituel les plus féconds d’Europe. La « montée à Meudon », vers les hauteurs de l’Observatoire, devient rituelle pour toute une génération d’artistes et d’écrivains, et Jeanne retrouve là les impressions inoubliables des premières visites de ses filleuls, Jacques et Raïssa, montant la Butte Montmartre pour rencontrer Léon Bloy. Il serait long et par trop éloigné de notre sujet de recenser tous les habitués des réunions meudonnaises. Evoquons seulement les liens musicaux : les Russes de Paris, Stravinsky et Arthur Lourié, Jacques au chevet de Satie mourant, Manuel de Falla, ou encore Edouard emmené par les Maritain à la création du Fils prodigue de Prokoviev (décors de Rouault) … Le Miserere de Rouault ou la Symphonie des Psaumes de Stravinsky (voir la correspondance de ce dernier, à New-York, avec Maritain), plongent sans nul doute leurs racines dans le même creuset, celui du foyer spirituel de Meudon.

Jeanne Molbech avec sa petite-fille Marie Tichy, fille aînée d'Otto Tichy,
à Lausanne en 1927.
(coll. famille Galpérine) DR.

 

L’autre gendre de Jeanne, époux de Véronique, figure, comme Souberbielle, d’une envergure morale exceptionnelle, est un musicien morave arrivé à la Schola en 1919, et dont la première visite parisienne fut pour Jeanne Léon Bloy. Elève de Novak au Conservatoire de Prague, fils d’un protégé du grand Janacek, Tichy travailla un temps dans une maison d’édition en tant que traducteur. Maison d’édition extraordinaire, dirigée par Josef Florian, qui publia La Métamorphose de Kafka et traduisit en tchèque de nombreux ouvrages de Bloy. Florian, esprit remarquable, découvrait alors Bartok, Kodaly, Rouault et d’autres artistes modernes encore au début de leur carrière. C’est grâce à lui et à ses traducteurs (dont Otto Tichy) que Kafka en vint à lire Bloy. Ainsi Otto connaissait déjà le premier cercle bloyen avant d’entreprendre le voyage de Paris, ce même premier cercle qui allait l’accueillir et devenir une seconde famille. Il épousa Véronique un an après le mariage de Madeleine et Edouard. Ils vécurent à Paris, puis à Lausanne avant de partir pour la Tchécoslovaquie en 1936, quand Otto fut nommé organiste et cantor de la cathédrale de Prague. Entre l’occupation nazie (Otto fut miraculeusement épargné par les SS lors des exécutions sommaires qui frappèrent le personnel du sanctuaire) et la glaciation stalinienne qui mit en péril son poste de professeur au Conservatoire, le couple connut une destinée tragique, marquée par la mort de trois fils et une séparation définitive quand Véronique fut chassée par le pouvoir communiste sur simple dénonciation de sa qualité d’étrangère. Otto parvint à écrire une œuvre considérable (pas moins de huit Messes, des motets, des pièces pour orchestre, piano ou orgue, et une abondante production de musique de chambre).

 

Pourquoi revenir ici sur les gendres de Jeanne et Léon Bloy, auxquels Musica et Memoria a consacré des articles biographiques très documentés ?[4] La raison s’impose d’elle-même, qui fait de Jeanne la source originelle de la vocation musicale de sa famille, une vocation qui ne s’est jamais affaiblie jusqu’à aujourd’hui, puisque je suis violoniste, élève de Madeleine, ma sœur Natacha, élève d’Edouard, joue encore merveilleusement du piano, mon cousin Jean-Christophe Souberbielle est organiste… quant à mes fils, ils sont eux-mêmes d’excellents musiciens amateurs. On le voit, l’enseignement de Jeanne a connu une belle postérité et il convient certainement d’en dire un peu plus sur les premiers fruits de ses leçons.

 

Véronique composa, enfant, des chansons et mélodies d’une qualité étonnante qui, loin d’émouvoir ses seuls parents – le Journal de Bloy est riche d’allusions à ce talent précoce – intéressèrent vivement Vincent d’Indy. Ecrites dans la veine des chansonniers de la Butte Montmartre, des « Schubert du pauvre » qui fleurirent dans le sillage de la Commune de Paris, elles sont d’une fraicheur d’âme et d’un naturel confondants, marquées par un sentiment douloureux dont les esprits superficiels penseront à tort qu’il n’appartient pas au monde de l’enfance. D’une manière singulière, et singulièrement poignante, ce bouquet de chansons donne à entendre et à ressentir que c’est précisément tout le contraire. Le poète Jehan Rictus, auteur des Soliloques du Pauvre, fut parmi les premiers à en comprendre la valeur, suivi bientôt par les dédicataires : Ricardo Vinès, Félix Raugel ou encore Edouard Souberbielle. Pour Bloy, nul doute que le talent de Véronique le ramenait à ses débuts littéraires sur la Butte, à ses compagnons du cabaret Le Chat Noir, qui s’appelaient Verlaine, Rollinat… Maurice Rollinat, bien oublié de nos jours, qui improvisait en s’accompagnant au piano des mélodrames et des mélodies inspirées et pathétiques devant une assemblée bohême d’artistes tous plus fauchés les uns que les autres… on sait que Bloy chantait à ses filles, pour les endormir, L’Invitation au voyage, non pas la version de Duparc, mais celle de cet ami disparu dans les brumes de son passé.

 

Quand Bloy revint sur la Butte avec sa famille, en 1905, les soirées musicales mélangeaient tous les genres : Jeanne se mettait au piano, Véronique chantait en s’accompagnant à la guitare, madame Rouault prenait place à son tour au clavier, et enfin Vinès concluait par des œuvres et une maîtrise d’exécution beaucoup plus ambitieuses. Quant à la petite Madeleine, qui commençait le violon, elle attendait son heure. Plus tard, dans la dernière maison des Bloy, à Bourg-la-Reine, ce sera elle qui sera maîtresse de cérémonie, en jouant les grandes sonates du répertoire accompagnée par Jeanne, par Auric, par Souberbielle ou par Vinès (excusez du peu !)

 

Elle était devenue une superbe violoniste, travailleuse acharnée au tempérament de feu, et grâce à l’enseignement de d’Indy elle fut aussi une musicienne complète, maîtrisant notamment l’harmonie avec une subtilité qui témoigne, s’il en était besoin, des sommets atteints en France dans ce domaine. Après son mariage, elle composa quelques mélodies qu’elle hésita longtemps à soumettre au regard de ses amis musiciens, et surtout de son mari. Pour Edouard, en effet, les choses étaient redoutablement simples : en matière de création artistique, on devait dire des vérités essentielles ou se taire. Un précepte qu’il paya lui-même au prix fort. C’est dire à quel point son admiration, spontanée et immédiate, pour les mélodies que lui présenta un jour sa femme n’a rien d’anecdotique. Et depuis, j’ai vu moi-même des compositeurs de premier plan avoir la même réaction. Le plus souvent ils se mettaient au piano et ouvraient à ma demande une « partition de ma grand’mère » avec un sourire indulgent et vaguement embêté ; et puis, progressant dans le morceau, je voyais le sourire disparaître peu à peu pour laisser la place à une expression grave et concentrée. A la fin, le ton n’était plus du tout le même et on ne s’embarrassait pas de formules contournées pour marquer le plus clair enthousiasme.

 

Jeanne eut le temps, entre la fin de la Grande Guerre et sa mort en 1928, d’honorer son rôle de grand’mère, au point de laisser derrière elle un sillage d’amour, presque de vénération, dont les ondes sont parvenues jusqu’à nous. Elle s’occupa des premiers enfants de ses filles, sans manquer de les faire chanter le plus tôt possible, mais sans préméditer je ne sais quel avenir musical. Pourtant, le fils aîné de Madeleine et Edouard, Léon Souberbielle, marchant sur les traces de son père, devint un organiste et un grand théoricien de l’instrument. Il épousa Lola Bluhm, elle aussi une superbe musicienne, amie et dédicataire de Jehan Alain. Leur fils Jean-Christophe est aujourd’hui le brillant continuateur de la lignée. Du côté des enfants de Véronique et Otto, tout le monde fit également de la musique, notamment Tereza, qui fit de sérieuses études de chant et dont la fille Joanka, qui porte le nom de son arrière-grand-mère, est aujourd’hui une pianiste accomplie.

 

On me pardonnera de conclure sur une note plus directement personnelle. Je dois à mes grands-parents, et notamment à ma grand’mère, de m’avoir conduit, au prix de leçons quasi quotidiennes, jusqu’aux portes du Conservatoire. Madeleine avait reçu de sa mère des principes de rigueur et de régularité dans la pratique instrumentale qu’elle sut transmettre à son tour. Pédagogue exceptionnelle, elle put donner à des jeunes violonistes, et pas seulement à moi, des méthodes de travail dont la trace ne s’est pas effacée. Sa fille Thérèse, élève de Lily Bach et Line Talluel, avait bénéficié avant moi de cette démarche réfléchie et elle allait accompagner, aux côtés de Madeleine, mes premiers pas de violoniste en tant que « répétitrice » (selon la terminologie de l’époque). Ma sœur Natacha, qui suivit au clavier le même chemin que moi, dans un même environnement, témoigne volontiers de l’ombre portée de Jeanne sur le chantier musical et transgénérationnel de la famille, et des références explicites ou implicites à son souvenir qui émaillaient ici et là le discours de Madeleine. J’ai parlé d’un sillage de vénération et le mot n’est pas trop fort. Les quelques 400 pages du livre de ma sœur en sont une preuve directe, et leur poids d’humanité ne rend pas compte seulement du rôle magnifique joué auprès de Léon Bloy. Une grandeur se dégage d’un personnage qui avait toujours mis le chant intérieur à la première place, considérant qu’il était l’aliment de la vie de l’âme et le préalable indispensable à tout développement intellectuel et spirituel. C’est bien cette première place que nous retiendrons ici, en finissant comme nous avions commencé, par cette parole de Jeanne qui dit tout et dévoile peut-être le ressort secret de son existence : « J’étais fille de poète et avais hérité de mon père l’amour de la mélodie… »

 

Alexis Galpérine

(février 2018)



[1] Texte inédit

[2] Jeanne et Léon Bloy, une écriture à quatre mains, Editions du Cerf, 2017

[3] Professeur de Michel Chapuis, André Isoir, Francis Chapelet et cent autres… il fut à l’origine d’une véritable remise en question, du point de vue technique et stylistique, des principes du toucher à l’orgue, notamment dans l’interprétation des Anciens. Il fut, par ailleurs, un maître du chant grégorien, animateur, aux côtés d’Henri Sauguet, de la revue Una Voce.

 

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