L'introduction de l'émotionnel et du relativisme dans le chant liturgique


 

 

La liturgie n'a pas pour but l'expression des émotions ou des sentiments des uns et des autres. Elle est, au contraire, une expression de la foi authentique de l'Eglise catholique, en vérité et en raison.

 

Toutefois, dans la mesure où la société occidentale est régie depuis quelques décennies par l'émotionnel et la sensibilité (qui confine souvent à la sensiblerie), on ne sera pas étonné de constater que les chants liturgiques, davantage par la musique que par les paroles (en dehors de quelques litanies sucrées), en soient imprégnés, en particulier les chants de communautés charismatiques pour lesquels cet aspect est fondamental.

 

« La beauté de la liturgie ne vient pas de nous, ne se mesure pas à notre émotion ou à notre sensibilité (le risque serait grand de se célébrer soi-même, sa propre édification ou la communauté rassemblée), elle vient tout entière du Célébré : alors, nous qui devons « chanter les louanges de sa grâce » (Eph 1,6), nous sommes atteints par la gloire de Dieu, la majesté de sa splendeur. »

(La Maison-Dieu, Paris, Le Cerf, janvier 1987, p. 102)

 

La liturgie étant célébrée par des êtres de chair et d'esprit, habités par des émotions, il est normal qu'elle parle aux sens autant qu'à l'intelligence (encens, ornements, musique, décoration intérieure des lieux de culte) et il n'est pas moins vrai que l'émotion esthétique peut souvent engendrer une réelle expérience spirituelle, mais, pour certaines communautés, la dimension affective serait pour ainsi dire en passe de remplacer la compréhension rationnelle des rites. Saint Augustin, lui-même, a connu ce genre de travers :

 

« Cependant, lorsque je me, souviens de mes larmes, que j'ai versées aux chants de l'Eglise dans les premiers temps de ma foi recouvrée ; lorsque, aujourd'hui encore, je me sens ému, non par le chant, mais par les choses que l'on chante, si c'est d'une voix limpide et sur un rythme bien approprié qu'on les chante, alors la grande utilité de cette institution s'impose de nouveau à mon esprit.

 

Je flotte ainsi, partagé entre le danger du plaisir et la constatation d'un effet salutaire. J'incline plutôt, sans émettre toutefois un avis irrévocable, à approuver la coutume du chant dans l'Église, afin que, par les délices de l'oreille, l'esprit encore trop faible puisse s'élever jusqu'au sentiment de la piété. Mais, quand il m'arrive de trouver plus d'émotion dans le chant que dans ce que l'on chante, je commets un péché qui mérite punition, je le confesse ; et j'aimerais mieux alors ne pas entendre chanter. »

(Saint Augustin, Confessions, livre X, XXXIII, 49-50, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque augustinienne » 14, 1980)

 

Certains fidèles pour lesquels l'expérience de la foi se limite à une relation personnelle avec Dieu, dans la prière vécue comme une expression du « ressenti » et en vue d'un « bien-être » sont particulièrement frustrés par l'action liturgique telle que la conçoit l'Eglise, de sorte qu'ils rejoignent des communautés qui ont tendance, dans leur pratique liturgique et la musique qu'ils emploient, à aménager les célébrations dans une direction qui engendre un malaise diffus chez les observateurs étrangers.

 

Les liens entre musique et émotion ont toujours existé mais ils étaient secondaires dans la conception européenne de la musique avant le XIXème siècle et la période romantique. Aujourd'hui, que ce soit dans la pratique musicale, son écoute et au sein des institutions de formation musicale, la jeune génération considère l'émotionnel comme l'essentiel :

 

« Devant les réticences et la perplexité d'une jeune élève à l'égard d'une partition très contemporaine, où elle se plaignait « naïvement » de ne ressentir aucune émotion, son professeur lui déclara, de façon un peu péremptoire, que l'émotion ne constituait qu'une toute petite partie de la musique. Si l'on entend par émotion ce qui nous touche au plus profond, il est clair que l'expression en musique ne peut se réduire à la seule émotion. L'expression, en effet, peut revêtir multiples formes, et une musique, au demeurant très « expressive », ne provoque pas obligatoirement l'émotion. L'émotion, quant à elle, reste subjective et soumise à l'humeur de l'auditeur ou de l'interprète. Pourtant cette jeune élève, dans sa naïveté relative, avait perçu à quel point ce discours haché qui lui était imposé, dépouillé de tout pôle attractif, à la rythmique brisée et désarticulée, traduisait une volonté de détruire « l'expression. »

 

Le souci d'expression n'est pas toujours prioritaire même dans le langage classique. Il peut être supplanté par des préoccupations purement esthétiques ou stylistiques, noyé dans l'ornementation, le divertissement, l'exercice de style, le souci de la forme ou de la construction, la rapidité ou la virtuosité, etc. Cependant, les notions d'« expression» et d'« émotion », que l'on a peut-être trop facilement confondues, se rattachent de près ou de loin à ce que l'on peut appeler communément le langage du cœur. Et ce langage obéit à certaines lois naturelles d'attraction, de pulsation, de respiration afin de mieux libérer l'expression et le sens. »

(La Maison-Dieu, Paris, Le Cerf, avril 1990, p. 123)

 

Cet aspect est renforcé par le relativisme ambiant qui considère toute forme musicale et tout langage comme suffisamment dignes d'être utilisés dans la liturgie.

 

L'initiative de l'Eglise de France d'établir un répertoire commun – et de qualité - aux assemblées dominicales en 2001 (recueil Chants notés de l'assemblée, Paris, Bayard) n'a guère porté ses fruits. En dehors d'un petit cénacle d'initiés (organistes et chefs de choeurs paroissiaux informés, services diocésains de musique liturgique), ce recueil n'a guère rencontré de succès et la plupart des paroisses ne jurent toujours que par les chants communautaires auxquels se sont ajoutés ceux de la « pop louange » qui « plaisent aux jeunes, l'avenir de l'Eglise » ...

 

L'espérance demeure une vertu chrétienne, mais aux yeux des experts, la bataille pour une musique de qualité à l'église semble perdue tant l'incompréhension est vive entre les musiciens qualifiés et les fidèles engagés qui considèrent qu'il n'y a pas de problème avec les chants et qui n'y voient au mieux qu'une question de divergence de goûts. L'acclimatation du « public » aux musiques de divertissement mondialisées n'a fait qu'accélérer les choses. On peut s'interroger sur les liturgies à moyen terme. Si la chute des vocations et la baisse de la pratique n'ont pas purement et simplement résolu le problème, les célébrations eucharistiques de l'avenir auront toujours des contours approximatifs et dissemblables d'une paroisse à l'autre et les chants qui y seront interprétés n'auront que peu à voir avec la dignité et la valeur qu'en attend l'Eglise, mais s'agira-t-il de simples rencontres plus ou moins mondaines et teintées de bons sentiments dans une ambiance « new-age » proche de l'atmosphère du culte évangélique ou de liturgie réellement catholique ?

 

Olivier Geoffroy

(octobre 2020)

 

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