Musique liturgique, culture musicale et éducation musicale


 

 

En complément des autres articles qui traitent de la musique liturgique et du déclin qu'elle connaît depuis plusieurs décennies, je voulais élargir la réflexion vers des considérations sociales et pédagogiques.

 

Il me semblait en effet important de souligner que si l'accès à l'écoute de tous styles de musique est aujourd'hui excessivement simple et rapide, en raison de la connexion immédiate que le réseau internet permet, avec des téléchargements, l'achat de titres ou de CD en ligne, les sites de partages de vidéos, une éducation musicale savamment dispensée n'en devient que plus nécessaire :

 

« Si le peuple a toujours connu une pratique de chant et d'instruments variés, la musique cultivée, autrefois réservée aux classes privilégiées, occupe aujourd'hui une place dans la vie de tous nos contemporains. Pour beaucoup de fidèles, la liturgie fut pendant longtemps le principal lieu où ils entendaient la musique. Aujourd'hui il y en a partout. Longtemps aussi la musique d'Eglise était « incomparable ». Aujourd'hui, elle est devenue comparable et la comparaison lui est défavorable car elle n'a pas les moyens de tenir sa place face aux exécutions de musique classique ou de variété.

 

Ce véritable déluge musical n'est pas sans répercussion sur la musique liturgique. La plus grande place est donnée à la musique de variété et à la chanson. Cela constitue l'univers musical de la majorité de nos contemporains. Pour eux, la musique, c'est la musique de variété. Et la télévision « fait voir », aux jeunes surtout, que cette musique est plus « vivante », plus animée que la musique savante. Elle montre que les musiciens de variété sont davantage de leur âge que les autres. »

(La Maison-Dieu, n° 128, octobre 1976, p. 157)

 

Comment former le goût des jeunes lorsque les critères de choix sont particulièrement discutables (mimétisme de génération ou d'identité, confusion entre popularité, nombre de vues et valeur artistique) et que la publicité s'efforce de les enfermer dans le présent et de consommer toujours plus de « nouveautés » sans réel discernement ni volonté de construire une culture structurée ? Pour les jeunes générations, à qui il ne déplaît pas d'être assignés à un genre vu comme élément de leur identité, une musique se conçoit avant tout sous la forme d'une chanson (refrain-couplets, essentiellement), à tel point que l'un est désormais synonyme de l'autre.

 

On observe aussi de plus en plus comme un fait de société cette peur du silence que la technologie permet en partie d'exorciser. En témoigne cette tendance à emporter son bruit avec soi et à l'imposer aux autres par le biais d'enceintes connectées qui diffusent des décibels dans la rue au gré des déambulations de leurs propriétaires, comme une façon de marquer son territoire. Il fut une époque où l'on considérait comme du simple savoir-vivre que de ne pas montrer à la terre entière son mauvais goût, mais la honte a disparu avec le relativisme et l'élargissement de la définition de la culture.

 

La musique liturgique a longtemps conservé un caractère de dignité et, en plus du grégorien et selon les besoins, les compositeurs formés à l'école des grands maîtres avaient à cœur de fournir à l'Eglise des œuvres polyphoniques conformes à leur fonction en prenant soin de rendre audibles et compréhensibles les paroles (du moins après le Concile de Trente). A partir de la fin du XXème siècle, à peu près n'importe qui s'est senti investi de la mission de composer de la musique pour le culte, ce qui peut effectivement sembler facile tant les chansons profanes diffusées sur les ondes ne font pas appel à de grands moyens musicaux. Le temps est loin où même pour une chanson de variété, l'on employait les ressources d'un grand orchestre de variété (et la complicité d'un arrangeur de métier comme François Rauber pour les chansons de Jacques Brel) comme par exemple pour la chanson « Téléphone-moi » de Nicole Croisille. Pour leurs enregistrements, les groupes ou « auteurs-compositeurs-interprètes » - selon la terminologie actuelle – n'ont guère besoin d'autres instruments qu'une batterie, une ou deux guitares et un clavier. De plus, c'est par le biais du folklore musical et d'un sens mélodique affiné par l'écoute de grandes œuvres mais aussi par la connaissance de chansons populaires marquées par un enchaînement naturel de degrés que l'on forme sa capacité à écrire des mélodies simples et efficaces. Or, cette connaissance est lacunaire chez la plupart des compositeurs de chants pour les communautés charismatiques :

 

« Il y aurait certainement davantage à dire sur le langage de la chanson profane considéré du simple point de vue du texte. D'autant plus que, pour la chanson religieuse, le texte apparaît, pour le moment, primordial. Des textes plus solides devraient entraîner des musiques plus solides. Un mot encore : il faut croire à la liberté de l'écrivain et lui en donner les moyens sans l'enfermer dans des formules. C'est un vaste renouvellement en profondeur qu'il faut espérer en cette matière.

 

Si l'on veut chercher des exemples dans la chanson profane, il faudra poursuivre cette analyse et la mener aussi en ce qui concerne la musique. Comme l'indique bien l'orientation actuelle de la chanson, le recours à la mélodie est essentiel pour la chanson profane. Là encore, il faut rappeler des évidences. L'orchestration brillante de pauvretés mélodiques (le « yéyé ») n'est qu'un cache-misère. D'autre part, les demi-teintes modales, la modulation permanente, n'accrochent pas l'oreille : Hélène Martin, qui sert avec talent tant de poèmes mis en chanson par ses soins, n'échappe pas toujours à ce « défaut ». La chanson a besoin de s'appuyer sur une mélodie franche, bien développée, que l'on puisse reprendre aisément. Sans avoir de culture musicale particulière, certains compositeurs de chansons jouissent d'un sens mélodique ahurissant, même s'ils ne savent pas toujours développer cette mélodie. On dit que Vincent Scotto avait écrit plus de deux mille mélodies. Francis Lemarque fut l'un des plus extraordinaires créateurs de mélodies populaires, comme Guy Béart qui sait naturellement retrouver la veine folklorique. Le mépris des musiciens classiques pour ces découvreurs de mélodies est en général bien trop exagéré. Sans doute un beau lied de Schubert a-t-il une plus grande valeur musicale qu'une de ces chansons de Barbara ou de Béart que nous aimons. Mais ce lied et ces chansons appartiennent fondamentalement au même genre. On peut dire sans paradoxe qu'il y a des rapports plus étroits entre un lied de Schubert et une chanson de Brassens qu'entre ce lied et le Sacre du Printemps. Pour notre malheur, la tradition française sépare nettement la grande musique de celle de la chanson.

 

Le langage musical de la chanson de qualité est celui d'une mélodie comportant au moins un développement logique, en forme de « pont », avant de répéter le thème. La division refrain-couplet n'est plus une règle générale, mais ce développement simple en est une.

 

On aurait d'ailleurs tort de croire que les mélodies des bonnes chansons soient simplistes. Les subtilités mélodiques des chansons de Brassens apparaissent à une oreille un peu exercée, les œuvres de Ferré réclament le plus souvent une grande tessiture; les intervalles des chansons de Barbara sont prodigieux; le trésor des chansons folkloriques, qui souvent ne répondent pas aux règles de l'école, montre que la simplicité de l'art épuré peut se jouer du nombre des mesures et des changements de tempo ; la réussite, c'est alors d'apparaître nécessaire avec évidence, pour chaque note, pour chaque inflexion, pour chaque mot. »

(La Maison-Dieu, n° 108, octobre 1967, p. 188-189)

 

Les communautés charismatiques se sont employées à imiter la production banale de la variété et de la pop musique en introduisant dans la célébration une grande part d'émotions (suscitée donc par l'ambiance des chants, la gestuelle, la danse, la transe, l'extase...). Non pas que les émotions n'étaient pas présentes dans les cérémonies liturgiques par le passé, mais elles l'étaient de façon diffuse et ne tenaient pas lieu de prière (ou d'une illusion de prière ?). L'Eglise se fourvoie si son objectif est de coller à la mode musicale du moment et d'adapter les textes liturgiques aux rythmes que les jeunes écoutent, d'autant que beaucoup de jeunes écoutent du rap, du slam, genres qu'il serait pour le moins délicat de faire entrer dans la liturgie, même si cela ne révulserait pas quelques experts :

 

« Je voudrais signaler la réaction étonnée d'un membre du jury, musicien et musicologue : est-ce que vous voulez vraiment cette soupe insipide dans votre Eglise ? Sans doute était-il persuadé que nous étions satisfaits Il a dit sa surprise qu'il n'y ait strictement rien de ce qu'il s'attendait à y trouver, c'est-à-dire quelque chose qui soit en relation avec la musique que les jeunes écoutent dans leur baladeur, qu'ils soient à moto ou dans le métro. C'est comme si le rock et le rap étaient étrangers à la sensibilité de l'Église qui se manifeste ici. Ma question est donc : faut-il que le culte catholique soit en rapport avec le rock et le rap ? et que pourrait-on faire, par exemple, de la psalmodie pour qu'elle rejoigne le rap ? […] Voilà des questions que je me pose sur les rapports entre culte catholique et culture en France aujourd'hui, en me disant qu'il s'agit plutôt des cultures en France aujourd'hui. Didier Rimaud »

(La Maison-Dieu, n° 208, octobre 1996, p. 71-72)

 

Le grégorien, comme chant propre de l'Eglise, permet une distinction entre la musique religieuse affectée au culte et la musique profane, destinée au divertissement ou à toutes sortes de fonctions (militaire, sociologique, événementielle). Toutefois, en dehors du chant grégorien, la polyphonie sacrée, souvent en latin mais le français peut aussi y avoir sa place, a longtemps revêtu un caractère particulier :

 

« Dans le mouvement par lequel se constitue la "culture musicale" moderne se rencontrent deux modes de sacralisation, apparemment très proches mais, en fait, contradictoires. Deux sociétés se construisent leurs archives ; l'une, l'Église, dans un effort pour se doter d'un appareil liturgique rendu à son originalité et d'une musique inconfusible avec celle du monde, fondant une esthétique du refus, l'autre, la société bourgeoise, pour constituer un patrimoine destiné à transmettre et à fondre en légitimité des habitus perceptifs et judicatifs, de goût et de valeur, fondant une esthétique encyclopédique et totalisatrice sur le musée, l'école et, aujourd'hui, la discothèque. L'une comme l'autre s'appuient sur une conception très philosophique et finalement positiviste de l'archive. Mais la dissymétrie des deux positions est patente : celle-ci englobe celle-là, et lui imposera sa loi. »

(La Maison-Dieu, n° 164, octobre 1985, p. 99)

 

Sans éducation musicale ni formation de l'oreille, l'accessibilité de la musique dite savante ne sera d'aucun secours à des jeunes qui n'auront simplement pas l'idée de porter leur attention vers elle. Le pédagogue et compositeur hongrois Zoltan Kodaly (1882-1967) affirmait avec conviction que pour éduquer des jeunes à la musique, il fallait employer le répertoire de la plus grande qualité possible. Le rap, la techno, la pop (coréenne ou issue de n'importe quel pays) ne saurait être que des impasses même si le professeur les considère comme un tremplin pour conduire les élèves vers des œuvres plus exigeantes.

 

Pour ce qui concerne la musique liturgique, il convient dans la composition de s'approcher du chant grégorien et de la polyphonie sacrée du Grand Siècle, autrement dit, dans la mesure du possible et selon les cas, des pièces modales avec cadences plagales, quelques mélismes ou vocalises (à destination des solistes), accompagnement d'orgue sobre ou au contraire carrées avec un accompagnement ou une harmonisation note contre note à la manière des chorals protestants. Dans ce domaine, sans être un modèle (on relève quelques défauts de prosodie ici ou là et des enchaînements harmoniques parfois légèrement maladroits), les chants du père Lucien Deiss sont un exemple de « néo-grégorien » qu'un musicien inspiré peut produire avec une certaine réussite.

 

Dans la formation du goût et de la connaissance de la musique, les organistes ont également un rôle à jouer. Ainsi, au long de l'année liturgique, peuvent-ils faire entendre aux fidèles (s'ils y sont attentifs) un parcours musical de valeur, au travers des œuvres de J.-S. Bach, Messiaen, Tournemire, Dupré, compositeurs qui se sont attachés à mettre en lumière des thèmes de chorals ou de chant grégorien pour les différents temps (Avent, Noël, Carême, Pâques...).

 

« L'annonce de l'Evangile n'est liée à aucune culture musicale particulière. Il faut gérer, dans les assemblées liturgiques, la variété culturelle de la musique qui est aussi l'expression des divergences de goûts et d'opinions des chrétiens. Il faut aussi gérer les « modes D qui passent très vite ! On ne saurait trop souligner l'importance, dans la perception favorable ou défavorable que les participants ont de la liturgie, de l'image sonore qu'ils reçoivent. Le « ton », l'écho, le timbre, le « sound » général, l'ambiance, ont souvent plus d'effet sur eux — pour les ouvrir ou les fermer à la Parole et au sacrement — que le contenu du message et des gestes. La manière de chanter a souvent plus d'importance que les œuvres exécutées et l'ambiance de l'assemblée fait plus d'impression que ces rites eux-mêmes. C'est donc tout le « sonore » — et le « visuel » — de la liturgie qui doit être soigneusement géré.

 

La ligne de conduite des responsables doit être de susciter un pluralisme ouvert, intelligent, respectueux des personnes. On ne peut plus faire l'économie d'une réflexion approfondie sur la signification et sur le rôle de la musique dans les célébrations. »

(La Maison-Dieu, n° 128, octobre 1976, p. 159)

 

Il reste à expliquer la réticence de nombreux musiciens professionnels à composer de la musique vocale pour la liturgie, à de notables exceptions près. Outre le fait que l'immédiat après Concile Vatican II, des membres du clergé ont voulu « dépoussiérer » la musique liturgique en mettant au chômage des maîtres de chapelle, des organistes qui accomplissaient jusqu'alors un travail remarquable et que ce précédent fâcheux a contribué à écœurer beaucoup de musiciens qualifiés, certaines contraintes furent et sont toujours de nature à les rebuter :

 

« Aucun des Grands musiciens ne travaille actuellement avec le C.N.P.L. On connaît leurs réserves vis-à-vis de ce genre d'activité qui ne rapporte guère d'argent et reste souvent anonyme : peu d'enthousiasme pour les chants d'assemblée, avenir incertain de textes jugés trop courts ou de mauvaise qualité. Cette absence des grands musiciens catholiques a déjà fait couler beaucoup d'encre. C'est une fausse note parmi d'autres dans le chant liturgique postconciliaire que l'on a traité de sous-jazz ", de pseudo-grégorien Non sans raison parfois, si l'on en juge par la pauvreté affligeante de la plupart des messes dominicales actuelles. L'absence de moyens techniques et d'animateurs qualifiés y est pour une part et la réforme de l'enseignement dans les séminaires — où l'éducation musicale a tendance à disparaître — risque d'aggraver les choses. […]

 

Les causes de la médiocrité actuelle de la musique liturgique sont évidentes. Il y a d'abord une question de rétribution : quand on demande à un menuisier de faire un confessionnal, on le paie. Pourquoi ne paierait-on pas celui qui a fait de la musique son métier ? Toute musique liturgique exige d'un compositeur une certaine dose d'humilité. Le musicien doit s'effacer dans une neutralité au seul service de la compréhension du texte. Une messe contraint l'artiste à se plier à un cadre précis et cette perspective ne les enthousiasme pas d'une manière générale. Le musicien doit employer un langage différent selon qu'il se trouve extra ou intra-muros Ecclesiae. Cependant les musiciens contestent souvent cette exigence (ex. O. Messiaen) »

(La Maison-Dieu, n° 108, octobre 1974, p. 114)

Olivier Geoffroy

(juillet 2022)

 

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