A l'école de Cavaillé-Coll, l'harmoniste Jean Perroux

(1874-1957)


 

 

Jean Perroux devant l'orgue de Saint-Sulpice qu'il a harmonisé en 1903 et en 1952.
(in plaquette "Allocution de Marcel Dupré", 1953/coll. BnF-Gallica) DR.

Nombreux sont les instruments pour lesquels Jean Perroux a procédé à l'harmonisation, pour le compte des Maisons Cavaillé-Coll, Mutin, Jacquot, Gutschenritter, Beuchet et d'autres. Il a également contribué au maintien en état de fonctionnement de beaucoup d'orgues d'églises ou de salons (en tout, près de 270). Son inlassable travail lui a valu le ruban de Chevalier de la Légion d'honneur, remis par Marcel Dupré le 21 février 1953, dans sa salle d'orgue de Meudon. L'allocution du grand organiste a été publiée et nous en tirons certaines informations relatives à la vie de M. Perroux. [Un exemplaire conservé au département de la musique de la BNF, Gallica]

 

Jean Perroux est né le 21 juin 1874, à Paris. Son père était instructeur militaire à Saumur [cavalier de manège] et le destinait à la carrière de soldat mais la Providence en décida autrement. Enfant, il faisait partie de la maîtrise des Petits Chanteurs de Saint-Pierre-du-Gros-Caillou. En 1888, il fut présenté à Aristide Cavaillé-Coll par un cousin de son père. Le célèbre facteur l'embaucha comme apprenti et il eut l'occasion de se former à tous les métiers relatifs à la facture d'orgues (menuiserie, ébénisterie, tournerie, mécanique, confection de tuyaux de bois et de métal etc.). Il eut pour maîtres Salmon, Paulet, Barthélémy et, pour l'harmonisation, Félix Reinburg. Glock et Bonno. Les livrets d'ouvriers de la manufacture font mention de son nom et signalent son entrée officielle à la date du 23 février 1891. Alors âgé de 17 ans, il était domicilié au n° 58 de la rue Saint-Dominique à Paris.

 

Les premiers instruments auxquels Jean Perroux participa à l'harmonisation furent l'orgue de Saint-Godard de Rouen et de Saint-Louis-d'Antin de Paris (1897). Les orgues se sont ensuite succédés sans trêve.

 

La reconstruction du grand orgue de la cathédrale de Verdun en 1935 fut l'occasion de s'intéresser de près au travail de l'harmoniste :

 

« Les orgues de la Cathédrale de Verdun sont reconstituées

Une voix grandiose va s'élever le 25 janvier dans la cathédrale de Verdun. A cette date, les nouvelles orgues, confiées aux doigts prestigieux du premier organiste de notre temps, seront admises pour la première fois à pousser leur harmonieuse et puissante clameur.

En effet, Marcel Dupré, organiste à Saint-Sulpice, qui, nouveau Mozart, donnait son premier concert à l'âge de sept ans, se déplacera spécialement en cette circonstance. L'instrument est digne de l'artiste Les orgues de la cathédrale, des plus belles qui soient en France, ont été conçues par M. René Lavergne, directeur de la maison Jacquot, de Rambervillers.

Aux transmissions et combinaisons électriques, elles sont l'expression des derniers perfectionnements. La fabrication des tuyaux a été confiée à la maison Masure, de Paris. Sous l'aimable et savante direction de M. Jean Perroux, élève du grand Cavaillé-Coll, qui procède actuellement à sa mise au point sonore, nous avons visité le splendide instrument. M. Perroux est harmoniste.

Qu'est-ce qu'un harmoniste ? Larousse, sur ce point, ne nous apprend rien qui corresponde à la réalité, infiniment plus subtile et plus complexe. Etre harmoniste, c'est jongler avec les impondérables sonores, c'est expertiser la couleur non seulement d'un son, mais d'un ensemble de sons, et aussi la fixer. C'est être également rompu à tous les problèmes de mécanique et d'acoustique. M. Perroux nous a d'abord introduit dans la partie inférieure des orgues, dite soubassement.

Voici la chambre de soufflerie. Ecoutons notre initiateur : « Vous avez devant vous le ventilateur, mû par un moteur de 16 C. V., avec génératrice. Au-dessus, supporté par quatre poutrelles métalliques, semblable à une énorme caisse rectangulaire : le réservoir d'air dit alimentaire, à forte pression, communiquant avec cinq réservoirs intermédiaires situés dans un local voisin, — à pression constante ceux-là, de façon à n'occasionner aucun à-coup dans l'arrivée de l'air générateur de son. « Ce volumineux conduit rectangulaire, appelé porte-vent, que vous apercevez branché sur le réservoir alimentaire, est la trachée-artère du colossal instrument. Il court dans le soubassement sur une vingtaine de mètres ».

M. Perroux appuie sur un bouton. Un grondement sourd se fait entendre et les vastes parois du réservoir alimentaire s'enflent progressivement comme celles d'un gigantesque poumon. « Vous n'ignorez pas, reprend M. Perroux, qu'il y a quelque vingt-cinq ans, seule la soufflerie au pied était usitée. Le « souffleur », juché sur deux leviers, produisait le vent par un continuel mouvement de pédalage. Le progrès et l'électricité ont heureusement remplacé cette coutume désuète et pénible ».

Nous passons dans un compartiment voisin C'est celui des réservoirs intermédiaires qui, eux-mêmes, distribuent directement le souffle aux quatre claviers manuels et au clavier de pédales. C'est aussi celui des transmissions, des organes délicats. Penché sur le compliqué mécanisme, M. Perroux nous en donne les caractéristiques : « Contacts or et argent pour éviter l'encrassement, tiges en bronze phosphoreux inaltérable. » Nous allons toujours plus avant et débouchons tout à coup dans le sanctuaire de l'organiste.

La console, partie des orgues qui comporte les claviers, est dissimulée derrière un rideau de tuyaux postiches encastrés dans un panneau sculpté : le buffet d'orgue. M. Perroux prend place sur le siège. Il nous explique l'ingénieux dispositif des jeux qui, sous l'apparence de rangées de boutons, flanquent les claviers manuels et le pédalier :« Dans l'ancien système, pour obtenir une combinaison de jeux, il était nécessaire d'effectuer d'énergiques tirades sur de courts cylindres de bois dont la tête était semblable aux boutons que vous avez sous les yeux. C'était long et fastidieux. Souvent l'organiste devait avoir recours à des aides. Et le fonctionnement n'était pas toujours exempt d'anicroches ! Ici, rien de tout cela. Une légère pression sur les boutons indicateurs des jeux permet, d'obtenir la combinaison désirée. De plus, le contact rend lumineux lesdits boutons : autre avantage pour l'organiste qui, d'un coup d'œil embrasse le champ et la nature des combinaisons. »

Nous laissons percer notre admiration. Puis M. Perroux nous entretient de l'ampleur chromatique de l'instrument. « Elle est totale, dit-il, puisqu'elle comprend les notes-limites en matière musicale. Ecoutez ! » La cathédrale parait crouler dans un harmonieux tonnerre : c'est l'ut de trente-deux vibrations. M. Perroux nous désigne, pointant vers la voûte, la trompette géante qui enfante la formidable basse : « Elle ne mesure pas moins de dix mètres ! « Maintenant, écoutez son antipode, l'ut de piccolo 1. »

Alors, une sonorité fluidique, céleste, d'une extrême ténuité sourd de la nef. Le contraste est prodigieux. « Il sort d'un tuyau de sept millimètres, à raison de quarante-deux mille vibrations à la seconde », nous confie notre interlocuteur. Mais il nous faut poursuivre et achever notre visite. Nous gravissons l'échelle qui donne accès à l'étage supérieur. En posant le pied sur la plate-forme, un spectacle étonnant frappe nos regards : des centaines et des centaines de tuyaux, dont la hauteur varie de sept millimètres à dix mètres, jaillissent d'impressionnants sommiers qui leur dispensent l'air des « poumons-réservoirs ». Fantastique floraison de larynx, au nombre de cinq mille, barrés d'une glotte en leur partie supérieure : l'anche.

C'est sur cette vision, qui semble l'évocation d'un autre âge, que nous prîmes congé de M. Perroux. Voilà le merveilleux instrument qui chantera, le 25 Janvier prochain, sous les doigts prestigieux du grand maître Marcel Dupré ! »

Signature, 1897 (DR.)

A.J.

(Bulletin meusien, 19 janvier 1935, p. 2)

 

Après un travail de grand mérite, mené durant 66 ans, Jean Perroux s'est retiré mais a continué, bénévolement et aussi longtemps que sa santé le lui a permis, d'entretenir certains grands instruments parisiens (Saint-Sulpice, Notre-Dame). C'est entouré de l'affection de son épouse Louise[1] et de sa fille Marcelle qu'il a rendu l'âme le 15 juin 1957.

 

Olivier Geoffroy

(avril 2022)



[1] NDLR : Fils de Julien Pierre Perroux et de Virginie Bouchement, Jean Pierre Perroux qui résida toute sa vie rue Saint-Dominique dans le quinzième arrondissement parisien, avait épousé le 10 juillet 1897 à la mairie de Paris 16e Louise Haas, née le 30 septembre 1875, couturière, qui lui survivra quelques mois, quittant ce monde à son tour le 17 mars 1958. Leur fille Marcelle est décédée en 2002 à l’âge de 93 ans. Lors du mariage en 1897 figure parmi les témoins « Francis Cointrel, âgé de vingt-sept ans, facteur d’orgues domicilié à Paris, rue Duvivier, 22. » Après l’entreprise Cavaillé-Coll Perroux travailla chez divers facteurs d’orgues dont la « Manufacture parisienne de grandes orgues » (1943).

 

 

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