Félix RAUGEL
Maître de chapelle, organiste, chef d'orchestre, compositeur, musicologue
(Saint-Quentin, 27 novembre 1881 – Paris, 30 décembre 1975)

Félix Raugel en 1907
Félix Raugel en 1907
( coll. A. Galpérine ) DR

La personnalité rayonnante de Félix Raugel ne saurait être oubliée. Certes, l'historien de l'orgue est resté dans les mémoires des connaisseurs, mais l'extraordinaire activisme dont il a fait preuve sur plusieurs fronts se doit d'être rappelé.

Le musicologue, en vérité, était loin de se cantonner au seul domaine de l'orgue, et ses connaissances immenses en général ont joué un rôle majeur dans la redécouverte de pans entiers du patrimoine ancien ; une dilection qui ne l’empêchait nullement d'être attentif aux créations de son temps. En tant que chef d'orchestre on lui doit, parmi cent autres choses, la révélation pour le public français du Messie de Haendel, monté en collaboration avec Eugène Borrel, et dirigé au Palais du Trocadéro le 23 avril 1910. Le succès fut tel que deux autres concerts furent immédiatement programmés.

Léon Bloy écrivit dans son Journal (in Le Vieux de la montagne) : « Le Messie de Haendel au Trocadéro. Raugel et Borrel organisateurs de ce merveilleux concert sont inouïs et admirables d'avoir pu faire applaudir trois heures, par un immense public tout à fait mondain, une telle œuvre si exclusivement, si amoureusement religieuse. Quel orchestre aussi et quel chef d’orchestre que Raugel ! Il semblait que tout émanât de lui et qu'il fût à lui seul l’instrument multiple et grandiose. Je suis revenu, ivre de magnificence. »

La rencontre entre le jeune musicien et l'écrivain, de trente ans son aîné, remonte au mois de mai 1907, et elle témoigne, chez le premier, d'une culture précoce et d'une nature éprise d'absolu. Une amitié profonde était née, qui ne connut aucune éclipse, et qu'illustre la présence de Raugel auprès du lit de mort de Léon Bloy, le 3 novembre 1917. Nous y reviendrons, après avoir retracé en quelques mots les jalons principaux d'une carrière féconde.

Félix Raugel commença son parcours musical en tant que violoniste, puis altiste (élève de Charles Queste, il obtint en 1900 un premier prix d'alto au Conservatoire de Lille). Pourtant, il semble que l'orgue l'ait emporté rapidement sur les autres instruments puisqu'il partit pour Paris afin de l'étudier à la Schola Cantorum dans la classe d'Abel Decaux. Est-il besoin de revenir sur le formidable foyer de renaissance de la conscience historique que représente la Schola ? Nous insisterons plutôt sur la stature exceptionnelle d'Abel Decaux, dont l'oeuvre hantée par les problématiques de l'avenir du langage musical, plonge loin ses racines dans la lecture , ou relecture, du passé. La classe de composition de Vincent d'Indy ou celle de contrepoint d'Albert Roussel complètent le tableau d'une formation extrêmement riche. A l'évidence, Raugel est directement l'enfant de la Schola, c'est à dire d'un lieu où revinrent à la vie des pages aussi essentielles que parfaitement oubliées. C'est dès 1909 qu'il crée avec Borrel (autre scholiste important) la fameuse « Société Haendel », dont l'activité dépassait largement l’œuvre du maître allemand, fût-il l'auteur du Messie. De Janequin à Mozart, on ne compte plus, en effet, les compositeurs majeurs ou mineurs que fut appelé à découvrir le monde musical parisien, et il fallait rien de moins que la Grande Guerre pour mettre fin brutalement à une telle passion militante.

Par ailleurs, le talent et le tempérament généreux de Raugel en firent, pendant 36 ans (!), de 1926 à 1962, le chef titulaire de l'Orchestre de Reims, une fonction qu'il mena de front avec des postes de Maître de chapelle (1911, Saint-Eustache, 1928 Saint-Honoré-d'Eylau) et de chef des Chœurs de la Radiodiffusion Française (de 1934 à 1947). Il est à l'origine de la création de ce chœur (où il eut comme collaboratrice Elsa Barraine), ancêtre des actuels Chœurs de Radio-France.

Il n'est pas exagéré de dire que la musique religieuse, en vérité, fut la grande passion de sa vie, celle qui, toujours, occupa la première place dans le champ, moins diversifié qu'on pourrait le croire, de sa carrière d'interprète et de musicologue. Ses ouvrages sur Palestrina (Paris, H. Laurens, 1930), sur L'Oratorio (Paris, Larousse, 1948) ou sur Le Chant choral (Paris, P.U.F.,1948, rééd. 1958 et 1966), rendent compte, au moins autant que les écrits sur l'orgue, de ce qui s'apparente à une véritable vocation. En un temps qui court du début du XXème siècle, quand l'Eglise renoue avec les sources authentiques du chant grégorien, à la fin de la seconde guerre mondiale, il convient de souligner le rôle capital de Raugel dans la restauration de la musique sacrée en France et l'influence directe ou indirecte qu'elle eut sur nombre de compositeurs de son époque (citons, parmi d'autres, Duruflé, Alain, Messiaen...)

Directeur musical de la collection l'Anthologie Sonore (1949 à 1959), il fut aussi un formidable militant de la cause du disque, alors au début de son histoire, et, en tant que chef, on lui doit plusieurs enregistrements importants, notamment ceux des motets de Mozart en collaboration avec Maurice Duruflé.
22 novembre 1938, Paris Ier, église Saint-Eustache, programme concert organisé pour la Fête de Sainte-Cécile par l’Union des Maîtres de Chapelle et Organistes (UMCO), avec l’Orchestre des Elèves du Conservatoire, la Chorale Félix Raugel, Solange Bonny-Pellieux, de l’Opéra (soprano), Jean Planel, de l’Opéra-Comique (ténor), André Pactat, de l’Opéra (basse) et Georges Ibos à l’orgue, sous la direction de Henri Büsser.
( coll. DHM ) DR

Il a animé la « Société des études mozartiennes », avec Madame Octave Homberg (1930 à 1939), fut Vice-président de la « Société française de musicologie » (1944 à 1958) et membre de la Commission des Monuments Historiques (Section des Orgues Historiques)1. Aux côtés des ouvrages déjà cités, on ne compte plus les articles, toujours profonds et à la pointe de la recherche, qu'il donna à de nombreuses revues spécialisées.

Dans le cercle des proches, rencontrés pour certains d'entre eux dans l'entourage de Léon Bloy, il convient de mentionner à nouveau Eugène Borrel, déjà cité comme co-fondateur de la « Société Haendel », et le grand organiste Edouard Souberbielle, qui devait épouser la fille cadette de l'écrivain. Les trois musiciens, unis par des liens qui doivent beaucoup au cénacle spirituel et artistique où s'était scellée leur amitié, ont, chacun à son poste, contribué à une avancée décisive, non seulement dans l'élargissement des connaissances, mais surtout dans l'évolution du goût et des pratiques des interprètes. L'un était chef et musicologue, l'autre était violoniste, et le troisième était organiste, et si, dans leurs domaines respectifs, ils ont initié une véritable révolution esthétique, anticipant sur les tendances nouvelles des années 1950-1960, c'est aussi parce que leur culture très étendue, musicale mais aussi philosophique et littéraire, dépassait naturellement les frontières de leur art. C'est certainement là qu'il faut chercher l'origine d'une action dont la portée fut considérable. Elle se situe, en réalité, dans le sillage d'un Maurice Emmanuel – un maître qui fut l'objet d'une vénération particulière – chez qui le questionnement inlassable de l'Histoire éclairait les perspectives du présent et de l'avenir de la musique.

***

J'ai bien connu Félix Raugel dans ma jeunesse, à la fin des années 1960, lors de ses visites régulières chez mes grand-parents, Edouard et Madeleine Souberbielle. Il demandait toujours à entendre l'adagio initial de la Sonate en ré de Haendel (« ré-fa-la-mi », disait-il), celle-là même qu'il avait fait connaître à Madeleine enfant ; mon grand-père et moi n'avions plus qu'à nous exécuter. Sa crinière de lion était toute blanchie et il traînait avec l'aisance de l'habitude une jambe raide, séquelle d'une blessure de la Grande Guerre, mais sa vitalité et sa bonhomie restaient contagieuses. J'écoutais en silence quand il abordait des sujets musicaux ou quand il tournait les pages de son « Livre d'heures bloyennes », et je ne perdais pas une miette du festin ; merveilleux vagabondages de l'esprit ou bribes de souvenirs qui émaillaient sa conversation. Je me souviens d'un soir où Georges Auric mêla sa voix à ces évocations précieuses, et aussi des scènes d'après-concert, quand il n'était jamais le dernier, malgré son infirmité, à venir embrasser mon grand-père au pied de la tribune d'orgue. Je me souviens enfin de la belle relation avec son filleul, mon oncle Léon Souberbielle, fils aîné d'Edouard et Madeleine, qui devint lui-même un admirable interprète des classiques, qui fut aussi épris d'architecture et notamment des splendides buffets qui portent toute la gloire des orgues anciennes. Le beau livre de Léon, Le Plein jeu de l'orgue français qui fit date dans la recherche organologique, doit beaucoup au grand exemple de son parrain.

Ma grand-mère vouait à Raugel une grande tendresse et je n'ignorais pas qu'il avait été directement à l'origine de sa vocation de violoniste ; et donc indirectement de la mienne ! Puisque Madeleine fut mon premier professeur, celle qui me mit le violon dans les mains, qui m'amena jusqu'aux portes de la Schola Cantorum, puis du Conservatoire. Aussi, je ne résiste pas au désir de citer une page qu'elle a consacré à son ami dans ses Souvenirs d'enfance2, et qui, peut-être plus que d'autres témoignages, donne à voir et à ressentir une simplicité d'attitude et une bonté spontanée qui étaient la marque la plus visible du personnage. Félix Raugel, créateur du Messie de Haendel à Paris « En mai 1907, Félix Raugel venait nous voir pour la première fois rue Cortot, à Montmartre. C'était un jeune alsacien de vingt-quatre ans qui faisait ses études musicales à Paris, à la Schola Cantorum de Vincent d'Indy. Très cultivé déjà littérairement, il lisait avec enthousiasme les livres de mon père. Mais il avait entendu dire qu'on ne pouvait aborder Léon Bloy que si on avait lu, au moins, trois de ses livres! Respectueux de cette consigne ridicule, ce fut avec timidité qu'il se décida pourtant un jour à tirer le cordon de la sonnette du n°12 de la vieille rue Cortot à Montmartre, dans laquelle nous habitions le premier étage d'un petit appartement sombre et vieillot. Ce jour-là, ce fut Véronique et moi qui ouvrirent la porte à un beau jeune homme aux longs cheveux blonds, coiffé d'un chapeau de feutre noir à larges bords comme celui que portait mon père ainsi que les artistes à cette époque. Nous le fîmes entrer directement dans l'atelier de mon père sans lui en avoir demandé la permission. Très simplement, pourtant, et avec une très grande bienveillance, comme s'il l'avait attendu, mon père le reçut dans son grand atelier. Puis, après avoir causé un peu avec lui, il le quitta pour revenir à son travail. Félix Raugel revint alors vers ma sœur et moi qu'il savait musiciennes, et s'assit devant notre modeste petit Pleyel noir pour parler de musique avec nous. Comme il parlait avec beaucoup de véhémence, il ne s'apercevait pas que l'heure du dîner approchait. Ma mère nous appela pour aller à table. C'est alors, que notre jeune et nouvel ami se leva, et au lieu de partir répondit simplement : « Allons, maman nous appelle!» Cette délicieuse simplicité conquit mes parents, et, depuis ce jour, Félix Raugel devint l'ami que nous avions le plus de plaisir à voir. Le lendemain de cette première visite, mon père recevait une charmante lettre écrite à 11 heures du soir. Mon père nota dans son Journal : (6 mai 1907). « En revenant de chez les « vivants », dit-il, il n'a pu s'endormir sans me dire sa joie. On a l 'impression qu'on ne peut plus et qu'on ne doit plus aller chez personne ». Félix Raugel venait souvent nous voir à l' improviste, mais ce qui fut pour moi une surprise incroyable, c'est, qu'ayant entendu dire – peut-être par moi-même – que je désirais beaucoup apprendre à jouer du violon, et me sachant musicienne, il arriva un soir avec ce violon tant désiré, que je n'aurais jamais osé espérer! (Mai 1908) Ma vie changea complètement à partir du jour où j'eus ce violon entre les mains, au point que je crois même que mon « redoutable » caractère s'améliora beaucoup. On me donna comme professeur le jeune virtuose Eugène Borrel, futur directeur de la Société Haendel, et ami de mon père, qui me prépara et m'aida plus tard à suivre les cours de violon de la Schola Cantorum, dans laquelle je devais entrer l'année suivante et où je fis toutes mes études musicales du vivant de Vincent d'Indy, dont je devins l'élève de ses classes de composition. Je tiens à mentionner ici toute la reconnaissance que j'éprouve encore aujourd'hui pour ce jeune ami qui eut la délicate attention de jouer à l'église pour mes parents, le jour de ma première communion, le Largo de Haendel qu'ils aimaient et que je jouais à cette époque pour la première fois. » *** Il m'a semblé opportun de rapporter ici quelques unes des nombreuses allusions à Raugel qui figurent dans le Journal de Bloy, qui en complètent et précisent le portrait. Les lettres du front, de 1914 à 1917, sont émouvantes à plus d'un titre, notamment celles qui font état des destructions de Saint-Quentin, la ville natale du musicien, et qui touchèrent directement sa famille. Elles invitent aussi à avoir une pensée pour Bernardin Raugel, un frère3 dont le périple de combattant des deux guerres est resté dans les annales militaires (le Colonel Raugel ayant, en 1944, passé la limite d'âge des officiers, demanda sa mise à la retraite pour mieux rejoindre, en tant que soldat de 2ème classe, le 2ème Régiment d'Oranie, où il servit sous les ordres de son fils Jean. C'est ainsi qu'il put prendre part au débarquement de Provence. Il fit ensuite les campagnes de France et d'Allemagne. Commandeur de la Légion d'honneur et rétabli dans son grade, il décora lui-même son fils le 2 décembre 1945). Pour ceux qui connaissent l’œuvre de Bloy, et qui savent à quel point le sort de ses amis en première ligne fut un sujet d'angoisses mortelles et quotidiennes, la litanie des citations revêtira un caractère singulièrement poignant. Et, au delà du théâtre sanglant de la guerre, peut-être seront-ils aussi amenés à méditer sur les puissantes connivences qui conduisirent quelques jeunes gens du premier cercle des Grandes Amitiés, tels Georges Rouault ou Félix Raugel, à vouloir, à l'orée du XXème siècle, être partie prenante – et de quelle manière ! – de la glorieuse renaissance de l'art sacré.

Alexis Galpérine
(novembre 2015)




21 juin 1935, Paris XVIe, église Saint-Honoré-d’Eylau, programme concert organisé par Félix Raugel au bénéfice de la Caisse de Secours de l’Union des Maîtres de Chapelle et Organistes (UMCO), avec le concours des organistes Georges Ibos, Olivier Messiaen et Jeanne Baudry, les Chœurs de Saint-Honoré-d’Eylau, les Chœurs de la Société des Etudes Mozartiennes, sous la direction de Félix Raugel ; et compte-rendu par Paul Le Flem dans le journal Comœdia du lundi 24 juin 1935.
( coll. DHM )

1
Félix Raugel, signature autographe, 1907
( coll. A. Galpérine ) DR
Ajoutons aux multiples activités musicales et musicologiques de ce « travailleur acharné et infatigable » la direction musicale de la « Société des Amis des cathédrales » à la mort de son fondateur Henri Letocart en 1945, dont le but était de faire connaître l'Art chrétien sous quelque forme qu'il se manifeste, la direction également du Service des Recherches et Réalisations Musicologiques de la Radiodiffusion Française à partir de 1947, et son adhésion dès sa création en 1913 à l'Union des Maîtres de Chapelle et Organistes dirigée par Charles-Marie Widor puis par Henri Büsser. Au sein de cette association professionnelle il développa durant près de 60 ans une intense activité et fut élu Vice-président dès décembre 1924, poste qu'il occupait toujours aux dernières élections du 13 juin 1972. [N.D.L.R.]

2 Editions Delatour. Texte accompagnant les Lettres à ses filles de Léon Bloy.

3 N'oublions pas de citer ici un autre frère de Félix prénommé André, né en 1894, mort le 29 avril 1919 à la suite des privations endurées pendant sa captivité civile à Saint-Quentin. A l'âge de 17 ans, il était venu à Paris travailler auprès du facteur d'orgues Mutin, successeur de Cavaillé-Coll. Il débutait à peine une carrière prometteuse d'organier et d'organiste, lorsque la guerre arriva et la mort l'emporta à l'âge de 24 ans. Jean Huré écrivait en 1924 « J'ai connu ce charmant enfant blond qui tant aimait la musique et l'art de l'orgue. Il était toute douceur et toute tendresse, avec beaucoup de sérieux et d’opiniâtreté. » On doit à André Raugel une remarquable étude sur Les Grandes Orgues et les organistes de la basilique de Saint-Quentin, achevée en janvier 1914, publiée en 1925 avec une préface de Jean Huré (Argenteuil, Imprimerie de la Presse de Seine-et-Oise). [N.D.L.R.]






Extraits du Journal de Léon Bloy

in Le Vieux de la Montagne

* Dédicace pour les Histoires désobligeantes - « Qu'est-ce que le paradis ? C'est un endroit où il n'y a jamais de poussière. Ce livre n''est donc pas le Paradis. »

* Dédicace pour Le Vieux de la Montagne - « En attendant la tunica molesta et le bûcher qui doit nous réunir un jour. »

in Le Pélerin de l'Absolu

* Début de l'article sur Beethoven - « J'ai devant moi un portrait inconnu de Beethoven. Il a été mis sous mes yeux par mon ami René Martineau, l'historien connu d'Emmanuel Chabrier. D'où vient cette peinture non signée et par quelles mains a-t-elle passé depuis un siècle ? Car elle n'a pas moins d'un long siècle. L'original n'a certainement pas dix-huit ans et, déjà, il semble porter le ciel et la terre. La physionomie est d'un lion dans le genre de notre Félix Raugel, ayant l'air de secouer les astres quand il agite sa crinière. »

* Dédicace (La Vie de Mélanie) - « La plus belle musique du monde peut-elle être autre chose que l'harmonie de la respiration des saints ? »

* 30 décembre 1912, lettre à Raugel - « Mon cher Félix, Empêché d'aller entendre le Messie, je veux au moins qu'une lettre affectueuse vous console de mon absence. Je viens de lire, avec un peu d'émotion, votre Plan de l'Oratorio, et j'ai vu en vous un écrivain. C'est réellement beau et fort, ce déroulement littéraire d'une œuvre musicale que je commence à connaître assez bien et qui me paraît au-dessus de tout. Cet enroulement amoureux de vos phrases à chacune des parties de ce monument colossal, m'a fait, une fois de plus, l’assistant et l'auditeur bouleversé de votre Messie, car il est bien vôtre, par le miracle de la restitution et de la résurrection de l'immense chef-d’œuvre que les croquemorts de la musique moderne avaient paru enterrer.

J'ai remarqué l'ingénieuse et lumineuse identification de cette musique de douceur et de tonnerre, de sanglots d'amour et de Sinaï, avec les œuvres des plus grands peintres, et cela est tellement artiste, mon cher ami ! On voit si bien que vous êtes situé en haut, dans l'absolu de la vision d'un Art universel où s'accusent en relief puissant tous les Témoins de la Vie supérieure ! J'ai remarqué aussi que sur cette cime, vous vous êtes souvenu du pauvre homme qui s'est nommé témérairement « le Vieux de la Montagne » et d'être cité là, j'ai trouvé que c'était pour lui un honneur extraordinaire. Je vous embrasse donc sur la pointe extrême de l'Himalaya. »

in Au seuil de l'Apocalypse

* 17 novembre 1913 - « Anecdote donnée par Félix Raugel. L'un des frères de Beethoven, Jean, un crétin domicilié dans le voisinage de son colossal frère Louis, ne le voyait seulement pas, se bornant à lui envoyer sa carte le jour de l'an : « Jean van Beethoven propriétaire ». A quoi l'auteur de la Messe en Ré répondit une fois, en renvoyant le bout de carton après avoir écrit au revers : « Louis van Beethoven Hirnbesitzer » (propriétaire d'un cerveau). »

* 22 avril 1914, dédicace (Le Désespéré, rééd. Mercure de France) - « Imaginez ça en musique, avec le grincement de la scie dans les vertèbres du prophète et le battement d'une pauvre vieille cloche égrenant au loin le glas des morts. »

* 23 juillet 1914 - « Raugel m'envoie, à titre de curiosité, une cantate grotesque pour les employés de chemin de fer, œuvre de poésie et de musique approuvée naturellement par l'Archevêque de Paris qui fait exécuter cela à Notre-Dame ; Son Eminence estimant avec raison que le ridicule est ce qu'il y a de plus sûr pour exterminer le sentiment religieux. »

* 26 décembre 1914, lettre de Félix Raugel à Léon Bloy - « Bien cher ami, je sors d'un combat épouvantable. Je suis passé miraculeusement à travers les milliers de balles et les obus. C'était à l'affaire de Circy. J'ai pensé à vous, car j'ai pu dire à Dieu à tous ceux que j'aime et répéter in manus tuas plusieurs fois. Comment en suis-je sorti? Dieu ne voulait pas encore de moi. A vous très affectueusement en cette fête de sainte Cécile, la douce martyre.

Quelle musique! Je devais être tué par un de nos 75 dont les éclats se sont arrêtés à mon voisin de combat. Il a eu la cuisse luxée. J'ai seulement eu la respiration coupée. Aussitôt grêle de balles, mais deux autres avaient été tués net... Il était 7 heures du matin le combat n'a fini qu'à 3 h. 1/2. On avait ainsi le temps de prier, mais je n'ai pas peur. Nous nous reposons quelques jours à Baccarat, ville démolie et incendiée, en attendant les nouveaux appels de la France chérie qui est bien, malgré tout, la nation élue et qui sera sauvée. Je sais que vos prières me suivent et me servent de bouclier. »

* 28 décembre 1914 - « Raugel m'écrit qu'il s'attend, pour 1915, à des événements terribles. « Le canon sonne toujours. Ce me fait, pour la première fois, souffrir pendant cette douce nuit de Noël. Quand Il est venu, la paix régnait sur toute la terre ! »

* 16 février 1915, lettre de Léon Bloy à Félix Raugel. - « Nous venons de recevoir avec une joie extrême votre portrait, qui nous donne une idée assez avantageuse de votre physique de combattant. Je n'irai pas jusqu'à dire que vous êtes d'une beauté irrésistible, mais je vois que l'existence de mulot ne vous a nullement déprimé et c'est déjà beaucoup pour un lion-terrier momentanément privé de crinière. En retour de cette image précieuse, je vous expédie, avec cette lettre, Le Pèlerin de l'Absolu.

Oui, vous les rossez peu à peu (les Boches), je le sais bien, et je sais aussi qu'on finira par les « avoir » tout à fait. Mais, en attendant, ils continuent leurs ordures et leurs infamies, et c'est extrêmement dur à penser. Le pape « Religio depopulata », le pape neutre engage les écrasés, les brûlés, les détroussés, les violés de Belgique et de France à respecter « l'ordre public », c'est-à-dire à se montrer obéissants et affables envers les assassins. Ah! il faut avoir la foi chevillée ! Avec cela, il prescrit des prières pour la paix. La paix avec des cochons enragés ! Que verrons-nous encore? Impossible de vous dire tout ce que je pense dans une lettre que le premier venu pourra lire. Mais vous devinez facilement ce qui peut bouillonner dans l'âme d'un chrétien qui a écrit Celle qui pleure. Ce qui se passe depuis six mois n'est qu'un prélude. Le vrai drame apocalyptique n'a pas commencé. C'est ce que dirait Mélanie si elle vivait encore. Il a plu à Dieu de nous faire naître pour en être les spectateurs et nous n'avons pas mieux à faire que de le vouloir, en le bénissant pour ce privilège. Nunc dimittis... Sursum corda. »

* Juillet 1915 - « Je suis au milieu des caisses. Nous parlons demain pour Mévoisins. Visite in extremis de Félix Raugel, qui aide le commissionnaire à descendre les plus lourds colis. Je vois encore, avec une mélancolie extrême, ce noble artiste acceptant pour moi cette fatigue et je ne sais si je le reverrai jamais. Après dix mois de continuel danger de mort, il a été frappé enfin en Alsace et languit à l'heure actuelle dans un hôpital de Montpellier. »

in La Porte des Humbles

* 25 mars 1917 - « Dimanche de la Passion. — Après une nuit affreuse, je suis forcé de renoncer à la messe.

On attendait Jacques et Raïssa à déjeuner.

Jacques seul vient dans l'après-midi.

Bientôt après, visite de Muls, puis arrivent les deux Raugel, Félix et Léon.

Conversation générale. La matière ne manque pas. On commence tellement à sentir partout l'approche du cataclysme !

Après le départ de Jacques et de Muls, nous décidons les Raugel à dîner ici. Félix parcourt les épreuves de mes Méditations que je suis heureux de lui mettre sous les yeux.

Dîner très gai, avec ces deux aimables convives. Félix nous amuse du récit de ses démêlés avec un officier grotesque, directeur de son hôpital, qu'il fait parler avec un talent remarquable d'imitation.

Pour finir la soirée il fait un peu de musique avec Madeleine.

Tout cela pour écarter l'horrible souci que donne à ces jeunes gens la situation dangereuse de leur vieux père et de leur plus jeune frère, captifs à Saint-Quentin, que les barbares vont peut-être détruire, et dont ils n'ont aucune nouvelle.

J'ai donné ma Jeanne d'Arc à Léon Raugel.

Ils s'en vont par le dernier tramway. »

* Dédicace (Les Méditations d'un solitaire en 1916) - « Dicebant bellum, bellum et non erat bellum... Abominationem fecerunt et erubescere nescierunt... in tempore visitationis suae corruent, dicit Dominus. »

* 2 juillet 1917 - « Dernière heure, lettre de Raugel, du dépôt de Troyes, en attendant qu'on le verse dans l'artillerie. Il nous dit sa joie d'avoir revu son père et son jeune frère et promet de nous raconter les traitements horribles que leur ont infligés les Boches. Il compte nous revoir bientôt. »

* 5 août 1917 - « A 6 heures, nous voyons venir les parents de Raugel, son père, sa mère et sa soeur Germaine. Le vieux père complètement dépouillé par les Allemands à Saint-Quentin, forcé de subir la plus ignominieuse captivité avec son plus jeune fils, qui en mourra peut-être, et qu'il n'a obtenu de ramener en France que parce que les Allemands jugeaient cet enfant incurable; le pauvre bonhomme est extrêmement touchant. Il se résigne chrétiennement à la volonté divine, mais son indignation est implacable et Dieu sait si nous nous entendons. Malheureusement, ces bonnes gens ne peuvent rester qu'une demi-heure. Impossible d'avoir les détails dont nous sommes avides. Il faut espérer une autre visite. »

* 25 août 1917 – Lettre de Raugel : « Encore une cathédrale de tuée ! La merveilleuse basilique de Saint-Quentin, ci-devant Collégiale et Royale est brûlée ! L'église du baptême, de la communion, du mariage, l'axe de ma vie artistique et vous savez, vous, que ce mot renferme tout. Il fallait ce sacrifice de l'admirable monument élevé aux XIIIe et XIVe siècles, visité par saint Louis.

L'abbé Hugues, fils de Charlemagne, avait construit la primitive cathédrale dont il restait la crypte romane renfermant le corps de saint Quentin, l'apôtre du Vermandois. Une colonne cannelée de marbre blanc, provenant d'un temple romain et creusée à l'intérieur, renfermait autrefois les reliques. Les vitraux comptaient parmi les plus beaux de France.

Je ne me consolerai jamais, car ces ruines de notre art et de notre Foi sont vraiment irréparables. »

* Paris, 1919, Conclusion de La Porte des Humbles par Jeanne Léon Bloy :

Fac ut videam !

Conclusion

Il était 6 heures 10 minutes quand Léon Bloy rendait le dernier soupir en présence des siens : sa femme, ses filles, son filleul Pierre Van der Meer et Georges Auric. C'était le samedi 3 novembre.

Comme si on s'était donné rendez -vous, Félix Raugel arriva avec sa femme cinq minutes avant la mort ; il eut la joie chrétienne, ainsi que Jacques Maritain, d'ensevelir avec nous son grand ami.

Qu'elles soient bénies les douces mains qui nous entourent à la dernière heure et qui parlent quand les paroles se taisent !

Moment sacerdotal que celui du trépas d'un chrétien : Pretiosa in conspectu Domini, Mors Sanctorum ejus.

Je ne puis détacher ma pensée du souvenir de ces dernières minutes. Tous nous semblions communier à la paix céleste qui accompagnait la mort de Léon Bloy, et après avoir souffert de sa souffrance nous nous sommes fortifiés de sa force

La peur de la mort lui était inconnue, et quand un jour, avant sa maladie, je lui ai demandé quel serait son sentiment en face de cet événement redoutable, il me répondit : une immense curiosité. — Et le côté physique? lui dis-je. — Il n'agit pas sur moi, fut sa réponse.

Les paroles citées dans la préface de Dans les Ténèbres : « Je suis seul à savoir la force que Dieu a mise en moi pour le combat ! » il les prononça à la fin d'une nuit douloureuse, quelques jours avant sa mort. Il ne se voyait pas encore mourir, mais ayant reçu l'Extrême-Onction, son attention se détournait de plus en plus du monde extérieur, de son œuvre même, et devint intérieure.

Il reçut avec bonté ses amis quand son état le permettait. L'un d'entre eux me fit la remarque : « Bloy a gardé le geste jeune, malgré son âge, malgré sa maladie. »

Les derniers jours, son regard calme et pénétrant se dilatait et devint très beau, s'élevant sans cesse comme pour chercher au loin sa vision.

Il a peu parlé pendant sa maladie, étant d'ordinaire absorbé intérieurement, mais souvent une parole de bonne humeur venait soudain nous soulager le cœur.

Il ne se plaignait pas au milieu de ses grandes et douloureuses crises. Sans doute acceptait-il ces coups sans merci, le battement de son cœur comme son mea culpa, car il dit un jour avec douceur à sa chère filleule Raïssa : « J'expie la bassesse de ma nature... »

Cher Léon Bloy ! Puissions-nous expier la nôtre avec autant d'humilité et de soumission quand notre heure sonnera !

La fête de. la Toussaint il reçut pour la dernière fois la communion, entouré de sa famille et de quelques amis intimes. Il a récité avec nous le Magnificat, pendant que la Liturgie du jour faisait entendre les paroles des Béatitudes sur ce Pauvre, sur tous les pauvres,membres de Jésus -Christ : Beati pauperes spiriiu quoniam ipsorum est regnun caelorum.

Beati qui persecutionem patiuntur propter j'ustitiam, quoniam ipsorum est regnum caelorum.

Beati estis cum maledixerint vobis, et persecuti vos fuerint, et dixerint omne malum adversum vos mentientes, propter me : gaudete et exsultate, quoniam merces vestra copiosa est in caelis.

Je connais un prêtre, ami des pauvres, qui, ayant appris par dépêche, au moment de monter à l'autel, que Léon Bloy se mourait, fut bouleversé par la coïncidence des paroles liturgiques avec cette mort et en fit la lecture sous une pluie de larmes tant sa joie était grande et sa foi profonde en la miséricorde de Dieu sur ce grand Méconnu.

Le matin du premier samedi du mois des Morts, Léon Bloy put encore se lever. Il ne souffrait plus, me dit-il. Mais il dut s'étendre aussitôt.

La journée fut paisible. La faiblesse eut raison de sa merveilleuse constitution. Peu à peu, il s'assoupit et, vers le soir, à l'heure de l'Angélus, sans râle, sans agonie, il passa par la Porte des Humbles.

Quand ses traits furent fixés dans la mort, c'est alors qu'apparut son âme.

Aucune parole ne pourrait rendre la majesté, l'autorité, la sérénité de ce visage.

Vraiment ! Dieu l'avait marqué de son sceau, et il portait les paroles :


celui-ci est à moi


Selon sa propre expression, parlant de son fils André, il avait l'air d'un Capitaine des Anges.


requiescat in pace

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