LEON SOUBERBIELLE
organiste, musicologue



Léon Souberbielle à 25 ans
Léon Souberbielle à l'âge de 25 ans
( coll. A. Galpérine ) DR

 

Léon Souberbielle, croquis par Lola Bluhm
Léon Souberbielle,
croqué par son épouse Lola Bluhm
( coll. A. Galpérine ) DR

Léon Souberbielle, né le 31 octobre 1923 à Paris, décédé le 3 novembre 1991 à Montoire (Loir-et-Cher), organiste et théoricien, est fils d'Edouard Souberbielle, l'un des premiers organistes de son temps et un professeur à l'influence considérable, et de Madeleine Bloy, violoniste, élève d'Armand Parent et de Vincent d'Indy, fille du romancier et essayiste Léon Bloy. Il fut pour la musique l'élève de son père et d'Abel Decaux à la Schola cantorum. En tant qu'interprète, musicologue et spécialiste de l'organologie, il fit très tôt le choix de se consacrer exclusivement à l'art des Anciens, une démarche qui culmine avec la publication de son ouvrage majeur : Le Plein-jeu de l'orgue français à l'époque classique (publié à compte d'auteur en 1977 et réédition Delatour France en 2005). Commentaire du traité du physicien Joseph Sauveur (1653-1776), fondateur de l'acoustique musicale, illustré de superbes planches de sa main, l'auteur a livré le résultat de trente ans de recherches sur la facture classique et plus généralement sur les canons esthétiques d'une tradition arrivée à son apogée. Saluée unanimement, notamment par les musicologues Norbert Dufourcq et Pierre Hardouin, la somme est devenue un texte de référence autant qu'une curiosité bibliographique, en raison de la beauté incomparable de son support graphique. Il semble, en effet, que Léon Souberbielle ait renoué pour l'occasion avec l'art perdu de l'enluminure, tel qu'i avait déjà été remis à l'honneur par son grand-père Léon Bloy. L'aspect purement technique des questions abordées, lui fournit par ailleurs le prétexte de développer sa passion du dessin d'architecture.

Organiste titulaire de l'orgue de Saint-Romain de Sèvres (Hauts-de-Seine), puis des grandes orgues de Saint-Germain-l'Auxerrois (Paris 1er), maître de chapelle de la Trinité (Paris 9e) et organiste de chœur de Notre-Dame de Paris, Léon Souberbielle fut un proche de Michel Chapuis et d'Olivier Messiaen, avec lesquels il eut de nombreux échanges tout au long de l'avancée de ses travaux. Messiaen lui envoya un beau jour de 1991 le livret de son Saint-François-d'Assise avec cette dédicace : "A Léon Souberbielle, le merveilleux auteur d'un grand livre."

Interprète remarquable de Bach, Haendel et des clavecinistes français, il a développé et amplifié les principes de son père sur la diction et l'articulation au clavier. Son dernier récital, à Notre-Dame, fut consacré à l'œuvre de Jean-Sébastien Bach.

Sa femme, Lola Bluhm, fille de l'aviateur Henri Farman (1874-1958), violoniste et claviériste, fut une amie intime de Jehan Alain avant la guerre. L'œuvre d'orgue de ce dernier, préservée et annotée par ses soins, a fait l'objet d'une publication chez l'éditeur allemand Bärenreiter.

Le fils de Léon et Lola, Jean-Christophe Souberbielle (né en 1955) est lui-même organiste, actuel titulaire de l'instrument du Prieuré Saint-François-de-Sales à Fabrègues (Hérault), après avoir tenu l'instrument de l'église Saint-Joseph des Carmes (Paris 6e).

A.G


Portrait-témoignage
par Alexis Galpérine

 

Léon Souberbielle, à la console de l'orgue de choeur de Notre-Dame de Paris
Léon Souberbielle à la console de l'orgue de choeur de Notre-Dame de Paris
( coll. A. Galpérine ) DR

J'ai été élevé par mes grands-parents maternels, Edouard et Madeleine Souberbielle, et il est peu de dire que mon « oncle Léon » fut un personnage capital de mon enfance ; et puisque la haute figure de Messiaen a croisé notre route, je veux la retenir un instant au premier plan des souvenirs. Je n'ai pas oublié, en effet, certains dimanches en l'Eglise de la Trinité, où il partageait les offices avec Léon, et où je voyais les deux hommes s'engager dans des conversations sans fin sur Nicolas de Grigny, sur les facteurs et théoriciens Briseux et Sauveur : des dialogues passionnés où la parole semblait n'avoir d'autre fonction que de chanter la gloire immortelle des Anciens. Pour le violoniste que j'étais, fort peu familier de Grigny (et encore moins de Briseux et Sauveur !), ce n'était pas un mince sujet d'étonnement que de voir un des acteurs les plus illustres de la modernité musicale bannir ainsi toute modernité de ses échanges avec mon oncle ; et s'il arriva qu'il consentît gentiment à me dire quelques mots sur son Quatuor pour la fin du temps, c'était pour mieux revenir à sa préoccupation du moment : la louange exaltée du classicisme français !

Mon oncle avait ce don - et avec Messiaen il n'avait pas trop à se forcer - de vous faire voyager dans le temps, c'est-à-dire de vous faire changer de siècle instantanément. Dire qu'il était ce qu'on appellerait, selon les catégories modernes, un esprit « réactionnaire » n'aurait pas grand sens. Mais « antimoderne », il l'était certes au plus haut point, jusqu'à avoir élu domicile dans un domaine de la pensée dont les frontières temporelles n'outrepassaient guère les dates du Grand Siècle ; et ce n'était pas l'élément le moins pittoresque de son discours que de le voir dessiner ainsi la limite des territoires interdits !

La modernité musicale commençant pour lui du côté de Haydn (!), on pourrait à bon droit imaginer qu'il vivait dans l'espace clos et quelque peu poussiéreux d'un monomaniaque misanthrope. On aurait tort. Pour qui acceptait de passer sur les aspects burlesques d'une attitude aussi radicale, un monde immense s'ouvrait, nourri par une science incontestable et porté par des rêves de poète que n'aurait pas désavoués un familier du cercle de La Pléiade. En effet, à mille lieues de toute considération d'ordre directement politique, sa nostalgie d'un âge d'or, dans une France tout à la fois réelle et idéale, s'incarnait dans ce que furent les deux dilections exclusives de son existence : l'Architecture et la Musique.

L'orgue, l'instrument-roi de l'Eglise, trouva naturellement sa place dans cette vie en forme de rêverie d'un art perdu, d'un "trésor enfoui de la mémoire", pour reprendre la belle expression de Maurice Emmanuel. Combien de fois ai-je vu mon oncle pianoter sur ses genoux ou sur un coin de table, les yeux mi-clos, englouti dans l'écoute intériorisée d' "un instrument qui n'existait plus" ! Car son purisme, dès qu'on effleurait ce sujet, avait quelque chose de terrifiant. A l'exception notable du grand Clicquot de la cathédrale de Poitiers, rares, en effet, étaient les orgues qui trouvaient grâce à ses yeux ; et il n'avait pas de mots assez durs pour fustiger les "garagistes", "plombiers" et autres "ferrailleurs" qui avaient irrémédiablement mutilé, bricolé, avili les plus nobles mécaniques léguées par le passé. Dans ses rêves se trouvaient naturellement réunis, comme dans l'Harmonie Universelle du grand Mersenne, le musicien, le facteur d'instruments et le célébrant de l'Ordre Naturel ! On ne souriait pas, ou pas trop longtemps, en entendant ses digressions souvent grandioses sur l'essence du Beau classique, quand les mânes du grand Rameau étaient convoqués à l'appui d'une thèse à l'usage des facteurs d'orgues ou de clavecins, et que de très savantes considérations sur la théorie pythagoricienne des proportions venaient immédiatement la conforter. On souriait encore moins quand, en contrepoint de la parole, ses mains vives et nerveuses esquissaient rapidement un ornement ou un mouvement de toccata, avec une autorité qui ne laissait aucune place au doute. L'esprit de la danse, insufflé de manière irrésistible, gardait toujours une allure altière, fort éloignée, en vérité, des contrefaçons affectées et minaudantes que l'on voit fleurir de nos jours ; et il convient de souligner à ce sujet les étonnantes qualités de virtuose que possédait Léon Souberbielle, qui jamais ne furent mises à mal par les recherches du théoricien.

Ses interprétations de Bach ou des clavecinistes français mettaient en évidence son goût immodéré de la clarté, de la netteté des articulations et des registrations, et la manière dont chaque détail d'une partition s'intégrait dans les proportions justes de l'ensemble. L'alliance privilégiée de l'esprit de la danse et du sens de l'architecture, de ce qui est pur mouvement et de ce qui est figé, définit au mieux son équation personnelle, qui a déterminé le choix de ne pas sortir du champ des Anciens, c'est-à-dire de ne pas s'aventurer au delà de 1750 ; et c'est paradoxalement la singularité de cette démarche et de cette vocation qui a rejoint l'avant-garde de l'époque, à l'heure où le monde musical redécouvrait des pans entiers de son histoire.

Léon fut exclusivement l'élève de son père, dont il vénérait la science autant que l'impressionnante stature morale. J'ai pu retrouver un texte dans lequel il donne quelques clés pour comprendre l'enseignement d'Edouard Souberbielle, ou, plus précisément, pour appréhender les points qui avaient retenu son attention :

« .... Mon père était passionné par le toucher, qu'il faisait découler, comme les anciens maîtres, de la science de la prononciation, c'est-à-dire de l'art d'interrompre, comme dans le langage, le son de la voyelle instrumentale par un silence d'articulation plus ou moins bref et par conséquent de nature rythmique. Cela me conduit à parler de son admiration pour le « Nombre Musical » de Dom Mocquereau. Comme Roland-Manuel, qui me faisait un jour la même confidence, il avait compris à Solesmes que la musique est, dans l'ordre de la mélodie et de l'exécution, mouvement ordonné ».

Il est remarquable que la relation père-fils, dont il est un peu trop attendu qu'elle ne saurait éviter les conflits, ait pu donner lieu, dans ce cas précis, à une telle entente. C'est dès mon plus jeune âge que j'ai senti, par delà les questions musicales, qu'il y avait là quelque chose de rare : une osmose exceptionnelle des sentiments et des pensées ; et, encore aujourd'hui, je ne peux évoquer cette relation sans être saisi par l'émotion. Cependant, si l'on ne peut qu'admirer une telle harmonie, se développant sur le même terrain d'activité, on doit tout de même nuancer ce propos, car Léon, en se cantonnant au répertoire classique, avait su, consciemment ou non, se démarquer de son père. Non que ce dernier ait été un admirateur de la lourde machinerie romantique - sur ce point il rejoignait totalement la sensibilité de son fils -, mais parce que ses penchants furieusement « modernistes » étaient bien connus, qui se traduisaient par des exécutions étincelantes de Franck, Messiaen, Jehan Alain ... et, d'un point de vue plus général, par une admiration sans réserve pour Pelléas ou les grands ballets de Stravinsky. Certes Edouard avait largement contribué, en son temps, par sa propre lecture des Anciens, à révolutionner l'esthétique de son instrument, mais il appartenait à Léon de porter plus loin cet héritage ; et il n'est pas exagéré de dire que, dans ce domaine précis, le fils, après avoir tout reçu, ne fut pas sans influence sur le père. Les nombreux échanges auxquels j'ai pu assister ne laissaient pas de doute à ce sujet, et, à l'heure où se mettaient en place les idées principales du Plein-jeu de l'orgue français, le partage avait atteint son parfait point d'équilibre.

Il est une chose qui appartenait en propre à Léon et sur laquelle je me dois d'insister : c'est sa passion précoce et ininterrompue pour l'architecture. Inutile de préciser que celle-ci ne dépassait pas, en aval, le XVIIIeme siècle, mais elle ne connaissait pas de limites en amont, remontant, à travers tout le Moyen-Age, jusqu'aux rivages de la Grèce antique. Une promenade dans Paris avec mon oncle était pur enchantement. Après avoir sacrifié au rite préliminaire consistant à vouer aux gémonies Viollet-le-Duc autant que Cavaillé-Coll, nous pouvions commencer la séance d'émerveillement. L'infiniment grand rejoignait l'infiniment petit : on admirait une large perspective rectiligne ou une fenêtre à petits carreaux, un majestueux buffet d'orgue chargé d'anges triomphants ou un lambris d'intérieur rescapé des saccages révolutionnaires, et l'on était invité à pleurer sur les innombrables démolitions des splendeurs du vieux Paris, en flétrissant au passage la mémoire de l'exécuteur en chef, le sinistre baron Haussmann. Durant les longues vacances d'été, quand le clan Souberbielle s'exilait dans une villégiature d'Auvergne ou des Vosges, j'ai connu les mêmes obligations de recueillement devant d'humbles églises de village ou devant quelques châteaux plus ou moins épargnés par la « barbarie » moderne.

Si l'on excepte le poste de la Trinité, il est remarquable que Léon ait exercé ses talents d'organiste d'église en deux lieux lourdement chargés de symboles et hautement représentatifs de son univers : Saint-Germain l'Auxerrois et Notre-Dame de Paris, la paroisse des Rois et la cathédrale considérée comme le tabernacle ne renfermant rien moins que l'âme de la France. Combien de fois me suis-je tenu au pied du grand orgue de Saint-Germain ou de l'orgue de chœur de Notre-Dame, pétrifié par un déchaînement de forces qui me dépassaient, et respirant l'atmosphère caractéristique des tribunes : un mélange de bois vernis et de pierre humide, d'encens et de poussière multiséculaire ! Il n'était pas difficile de comprendre que mon oncle avait développé une relation intime avec ces lieux vénérables, et ce n'est pas sans un certain trouble que j'ai retrouvé une photo où, âgé de dix ans, il posait à côté d'une maquette de Notre-Dame, confectionnée par ses soins avec autant d'habileté que de patience. Sans doute n'est-il nullement nécessaire d'être superstitieux pour voir dans cette image, à tout le moins, un aimable signe du destin.

Mes souvenirs dans le sillage des organistes ne s'arrêtent pas au pied de la tribune. Le rituel dominical du retour de la grand-messe, pour Edouard et Léon, et le fastueux repas de famille qui s'ensuivait, ont rythmé le cortège des semaines durant toute ma jeunesse. Un vaste salon du boulevard Montparnasse, chez mes grands-parents, accueillait les convives, et c'est en ces occasions que j'ai surpris la plupart des conversations dont je peux faire état aujourd'hui. Plus tard, dans les années 70, le cérémonial s'était transporté à Meudon, au pied de la belle terrasse de l'Observatoire d'où l'on domine la capitale. La coloration de ces journées était celle des Dimanches de Ville-d'Avray, celle de ces environs de Paris marqués à jamais par la lumière de l'Impressionnisme. Non loin de là, sur les hauteurs de Sèvres, habitaient mon oncle Léon et ma tante Lola. Cette dernière avait gardé l'empreinte des milieux "bohèmes" et "artistes" des Années folles, et les lieux renfermaient encore un parfum d'avant-guerre, quand, disait Lola, les biches allaient se désaltérer au bord de la Seine, du côté de l'île Seguin (!). Comment oublier cet endroit hors du monde et hors du temps ? Le visiteur devait se frayer un passage dans une roseraie en forme de labyrinthe, passer sous des arches chargées de fleurs et de vignes, avant d'accéder à une maison à demi cachée sous les frondaisons : un ravissant pavillon de chasse du XVIIIeme siècle. Le bâtiment était toujours plus ou moins en travaux, car mon oncle ne se lassait pas de restituer à chaque pièce son cachet d'origine, traquant sans merci tous les ajouts et ornements apportés par le XIXeme siècle (et promis à une destruction imminente). Sur une immense table, dressée devant une baie vitrée ouvrant sur la roseraie, on pouvait toujours apercevoir quelques somptueux dessins d'architecture, quelques plans tracés de sa main des futurs chantiers intérieurs et extérieurs. Pour un hôte superficiel le spectacle de ces transformations permanentes était le signe d'une dangereuse excentricité, mais les connaisseurs y trouvaient de nombreux sujets d'admiration, car les croquis ou les réalisations qui en résultaient étaient le plus souvent des œuvres d'art à part entière.

Remise de la Médaille de vermeil de la Ville de Paris à Léon Souberbielle par Jean Tiberi, alors Maire
Remise de la Médaille de vermeil de la Ville de Paris à Léon Souberbielle
par Jean Tiberi, alors Maire
( coll. A. Galpérine ) DR

Qu'on me pardonne d'entrer dans tous ces détails et de flâner ainsi dans les allées du souvenir. En réalité, ils ne sont pas éloignés de notre sujet et surtout pas du livre que ce témoignage accompagne, dont les figures d'ornement, frontispices et autres culs de lampe, qui ouvrent et ferment les chapitres, doivent à l'évidence beaucoup à une longue pratique du dessin d'architecture. Par ailleurs, l'histoire de la belle-famille de Léon s'inscrit dans celle du monde musical en général et celui de l'orgue en particulier. Nora et Sacha Bluhm, la mère et la tante de Lola, étaient d'excellentes violonistes, peintres à leurs heures, et on ne compte plus les artistes qui étaient passés par le jardin enchanté de Sèvres. Je cite de mémoire : Jacques Thibaud, Stéphane Grappelli, Paul Tortelier ...., sans oublier le peintre Raoul Dufy, ni surtout Jehan Alain. Ce dernier fut un ami intime de ma tante Lola qui avait donné en première audition à la radio quelques unes de ses pièces pour piano. On le sait : Edouard et Léon, entrés dans la vie de Lola après la Libération, étaient très proches des idées et de l'esthétique d'Alain, notamment pour tout ce qui touche au renouveau de la facture, et l'on ne peut qu'être frappé par ce croisement des destins dans le petit cercle des organistes de ce temps.

Les apparences sont trompeuses et l'on pourrait croire qu'une confortable fortune se cachait sous les frondaisons du domaine de Sèvres. Ce fut probablement le cas au début du siècle, mais les choses avaient bien changé, et la bohème, dans les années 60, se mariait, non sans avoir gardé une partie de son charme, avec une certaine forme de pauvreté. Vint le moment où il fallut quitter les lieux. Léon et Lola finirent leurs jours en Touraine, dans la douce France des bords de Loire, à la sortie de la petite ville de Montoire.

Leur fils Jean-Christophe fut le compagnon privilégié de mon enfance. Excellent organiste lui-même, il témoigne aujourd'hui des éternels mouvements de balancier qui scandent les passages d'une génération à l'autre ; car il ne boude pas son plaisir quand il s'agit de déclencher les foudres de l'orgue romantique ou post-franckiste, réhabilitant ainsi, dans ses programmes, quelques compositeurs illustres ou obscurs, qui, du vivant de son père et de son grand-père, n'étaient pas même dignes d'être nommés à la table familiale.

Le dernier concert de Léon, aux grandes orgues de Notre-Dame, eut lieu le 21 mars 1982. Le programme était entièrement consacré à Jean-Sébastien Bach. Je me souviens d'une exécution inspirée, d'un moment de grâce que, par la suite, il craignit de ne plus retrouver et qui, sans doute, précipita son retrait de la scène.

Le 26 janvier 1986, je me tenais à ses côtés, dans un couloir de l'hôpital Béclère de Clamart : mon grand-père, Edouard Souberbielle, était tombé dans un coma profond et une infirmière vint sonner l'heure de la fin des derniers espoirs.

Je revis peu mon oncle après cette nuit tragique. Il rejoignit son père dans la mort cinq ans plus tard. Un cancer, jadis vaincu par la médecine, s'était soudain réveillé et l'emporta rapidement. Sa femme ne lui survécut que quelques mois.

Léon et Lola sont enterrés au cimetière de Trivaux de Meudon, aux côtés d'Edouard et Madeleine. Loin de l'imagerie fantastique des vastes nécropoles parisiennes du XIXeme siècle, propre à enflammer l'imaginaire hugolien, le paisible champ funéraire de Meudon a les allures d'un parc à la Watteau, bordé de grands arbres qui se détachent clairement sur le fond des ciels d'Ile-de-France, et je crois que ce décor sied admirablement à la mémoire de ceux qu'il a recueillis.

Les obsèques de Léon s'étaient déroulées à Notre-Dame, et j'en ai conservé des images précises. Son ami Michel Chapuis, un des élèves préférés d'Edouard, tenait l'orgue et la messe était concélébrée par une dizaine de prêtres de la cathédrale, entourant notre cousin le père Raymond Bloy, le dernier descendant des frères de Léon Bloy, le tout dernier à porter ce nom. La cérémonie, dont le caractère lumineux et glorieux faisait irrésistiblement penser au Grand Siècle, contrastait avec l'office grégorien de l'abbaye de Limon, d'une insoutenable austérité, qui avait accompagné Edouard au tombeau. A Notre-Dame fut donné, sans aucune instruction préalable de la famille, l'air « le berger toujours fidèle », extrait du Messie de Haendel, cette même page qui avait ému Bloy en 1910, lors d'un concert donné dans l'ancien Palais du Trocadéro. Il avait écrit dans son journal :

« Venu sans enthousiasme, je reçois une des impressions les plus fortes que puisse me donner jamais l'art de la musique. Je ne sais s'il existe quelque chose d'aussi parfaitement beau que cet oratorio de Haendel, mais je sais qu'aucun sermon, même de génie, ne pourrait m'émouvoir autant, me pénétrer à une telle profondeur. La tendresse infinie dans la majesté absolue, voilà ce que j'ai ressenti, ce que je sens encore à l'heure où j'écris. [...] Les paroles toujours tirées de l'Ecriture sont d'une simplicité, d'une candeur angélique, et la musique par laquelle elles viennent à nous est amoureuse comme le ciel. Je pleurais en entendant « le berger toujours fidèle »...».[Léon Bloy, Journal intime, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2008]

Le chef d'orchestre du Messie, ce jour-là, était Félix Raugel, ami et admirateur de Bloy, appelé à devenir un musicologue important et un des premiers historiens de l'orgue. Il resta toujours fidèle à ma famille et devint le parrain de Léon.

Au début du siècle, il avait offert à Bloy son premier ouvrage, une étude sur la facture d'orgue très en avance sur son temps. L'écrivain avait reçu la brochure avec sympathie et respect. Il était bien entendu qu'il n'était pas censé la lire, et encore moins s'intéresser aux démonstrations techniques qui en illustraient le propos. Il fit pourtant un peu plus qu'y jeter un coup d'œil et l'on devine qu'une lecture rapide lui a permis de saisir toute la noblesse du sujet. Pouvait-il imaginer que, quelque cinquante ans plus tard, son petit-fils, Léon Souberbielle, amplifierait, avec l'aide de son père, l'œuvre entreprise par Raugel, en publiant Le Plein-jeu de l'orgue français ? Un ouvrage en forme d'exégèse d'un texte fondateur - en l'occurrence le traité de Joseph Sauveur - qui porte jusqu'à un point d'achèvement inégalé une triple réflexion, où la science organologique rejoint, à travers la perspective de la théorie pythagoricienne des proportions, l'idéal du Beau platonicien. Bloy pouvait-il imaginer la vocation de ce petit-fils qui le lisait avec ferveur, et qui le suivit jusque dans l'art d'agrémenter l'écrit de belles enluminures personnelles ? Car le Plein-jeu, intégralement calligraphié, renvoie à un temps où l'Art, la Science et la Religion se confondaient, où un dessin d'architecture ou une figure géométrique invitait au regard contemplatif, où la splendeur du support était consubstantielle à l'objet de la démonstration. La Grèce et le Classicisme français revivent dans ce livre unique par la forme et par le fond, auquel ses vertus lumineuses donnent des allures de manifeste.

 

Quelques souvenirs sur Lola Bluhm-Souberbielle
par Alexis Galpérine

Lola Bluhm-Souberbielle
Lola Bluhm-Souberbielle
( coll. A. Galpérine ) DR

 

Lola Bluhm fut l'épouse de mon oncle, l'organiste Léon Souberbielle (1920-1992). J'ai été proche d'elle durant mon enfance, quand je passais presque tous mes dimanches en compagnie de son fils Jean-Christophe dans le jardin enchanté qu'elle possédait sur les hauteurs de Sèvres. Ce vaste domaine avait été acquis au début du XXe siècle par le grand-père de Lola, Alexandre Bluhm, originaire de Ratisbonne, qui, aux temps héroïques des débuts de l'aviation, s'associa au célèbre Henri Farman.

Henri Farman
Henri Farman, père de Lola Bluhm-Souberbielle, à Gand le 30 mai 1908
( photo de presse Agence Roll ) BNF

Lola était née d'une liaison entre l'aviateur et Norah Bluhm, une des filles d'Alexandre. Farman fut ainsi une des premières figures de légende qui hanta le jardin de Sèvres et mon imaginaire d'enfant. Il avait été précédé ou suivi par une kyrielle de visiteurs, principalement des musiciens, depuis le vieux Saint-Saëns, avant 1914, jusqu'au violoncelliste Paul Tortellier (jeune élève de Béatrice, une des sœurs Bluhm), en passant par les violonistes Jacques Thibaud, Roland Charmy ou Stéphane Grappelli, le peintre Raoul Dufy et ses violons rouges, sans oublier surtout, un habitué des lieux : Jehan Alain.

Dans la biographie qu'Aurélie Decourt (fille de Marie-Claire Alain) a consacré son oncle, on découvre qu'il était sous le charme de l'endroit, le comparant, dans une lettre, au domaine de la Chronique des Pasquier dans l'œuvre romanesque de Georges Duhamel. L'inimitable atmosphère bohème des Années folles était encore présente dans ma jeunesse, et la maison de Sèvres était envahie par un bric-à-brac de tableaux, dessins, tapisseries ou céramiques, réalisés avec un réel talent par les occupants des lieux. Elle était aussi encombrée par divers instruments à cordes pincées ou frottées, des pianos, un clavecin, et même un orgue positif. On accédait à cette maison, un ancien pavillon de chasse du XVIIIe siècle, par un chemin serpentant à travers le labyrinthe d'une roseraie surabondante. Une grande partie du parc avait été vendue à l'éditeur Flammarion dans les années 1950, mais les parcelles restantes gardaient encore, sous le couvert des arbres, un peu des mystères du passé.

Jehan Alain avait été émerveillé par les dons des trois sœurs Bluhm : Béa, Norah et Sacha (cette dernière, élève de César Thompson à Bruxelles, était une excellente violoniste), tout autant que par l'étendue des talents de Lola, violoniste et claveciniste, étonnamment douée aussi pour le dessin et la sculpture ( !) et il composa à Sèvres des quatuors et des quintettes directement à l'intention de ses amies. Ces dernières animaient chez elles une "Académie de musique" qui accueillit de très nombreux virtuoses en herbe et elles se montraient aventureuses et pionnières jusque dans leurs goûts musicaux, participant avant l'heure à la redécouverte de la musique ancienne dans les ensembles que dirigeait la célèbre Madame de Chambure.

La très belle amitié de Lola et de Jehan Alain, née dans les classes de la rue de Madrid, se découvre au fil des lettres qu'Aurélie Decourt a retrouvées. Sur cette correspondance, l'auteur écrit : "L'affection est très grande et le ton est par/ois très intime. [...] Jehan et Lola eurent ensemble une exceptionnelle affinité de sensibilité. [...] On sent la camaraderie, les choses vécues ensemble au Conservatoire, la musique jouée et commentée, ressentie à deux et une réciprocité dans la fantaisie, dans l'excès".(1) Il ne fait pas de doute que Lola a profondément aimé Jehan Alain, et après l'annonce de sa mort héroïque, elle se fit baptiser sous le nom de Jehanne Raphaële.

Après la guerre, elle épousa le fils du grand organiste et pédagogue Edouard Souberbielle (2), un homme, on le sait, très proche des idées d'Alain, aussi bien dans le domaine de l'orgue que dans celui de la composition, et on ne peut qu'être frappé par la manière dont les fils du destin se sont noués dans le cénacle des organistes de cette époque.

La confiance totale que Jehan Alain avait placée dans la petite communauté de Sèvres, l'avait poussé à toujours laisser sur place une copie de ses œuvres. Je tiens celle information de mon cousin ,Jean-Christophe Souberbielle (lui-même devenu organiste), qui avait recueilli à ce sujet les confidences de sa mère. De fait, Lola (3) m'avait montré plusieurs partitions, et mon oncle m'avait même chargé de vérifier la cohérence des coups d'archet dans la partie de quatuor à cordes de la petite Messe modale et dans diverses pièces de musique de chambre, dont une page pour violon (ou flûte) et piano. Je me souviens d'un état de brouillon ou de copie très rapide, mais parfaitement propre et lisible. Je me souviens aussi de l'émotion qui m'avait saisi à la lecture d'une musique pour cordes en provenance d'un monde que je croyais exclusivement voué à la gloire de l'orgue.

Lola avait pieusement conservé les annotations accompagnant les œuvres d'orgue et plusieurs pièces de piano qu'elle avait créées à la radio sous le nom de Jehanne Raphaële (4).

 

¤ ¤ ¤

La famille Bluhm

Notes :

(1) - Jehan Alain par Aurélie Decourt, Ed.Comp'Act, 2005.
(2) -Edouard Souberbielle (1899-1986) : Un maître de l'orgue par Alexis Galpérine, Ed. Délatour, 2010
(3) - Jehan Alain eut le temps de dédier à Lola Bluhm le Nocturne op. 19 pour piano (Ed. A. Leduc, 1989).
(4) - Par exemple :
17 oct. 1942, Paris Palais de Tokyo, salon d'Automne : Jehan Alain, Maurice Jaubert, Jean Vuillermoz "Trois compositeurs morts au champ d'honneur"; Jehan Alain : Ballade en mode phrygien, Ballade à F. Villon, Suite monodique, Largo assai ma molto rubato pour piano et violoncelle (lère audition) par Jehanne Raphaële piano et Béatrice Dufy violoncelle.
28 avril 1944, Paris salle des Agriculteurs, œuvres de Jehan Alain : Petite Rhapsodie pour piano (lère audition) par Geneviève Joy, Intermezzo pour 2 pianos et basson (lère audition) par G. Joy et J. Raphaële, piano, Maurice Allard, basson, Trois Danses pour 2 pianos par G. Joy et J. Raphaële.

 


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