Jacques THIERAC

(1896 - 1972)


 

(collection famille Chartier) DR.

 

Jacques Thierac, de son vrai nom Jacques Joseph Frédéric Chartier, est né à Paris le 9 mars 1896. Fils d’avoué[1], il est tout naturellement destiné à des études de droit qu’il poursuit brillamment à la faculté de droit de Paris. Mais, passionné dès son enfance par Debussy, il assiste plusieurs fois à des représentations de Pelléas et Melissande à l'Opéra et entreprend en parallèle des études d'harmonie et de composition. Encouragé par Marc Delmas, qui décèle très vite chez lui de réels dons, il entreprend sous la direction de Paul Vidal des études musicales qu'il approfondit ensuite avec Charles Koechlin. Jacques Thierac a donc la particularité d’être très tôt musicien (sa première œuvre, Chant funèbre, date de 1916) et juriste. Loin de nuire à sa sensibilité artistique, la rigueur acquise en étudiant le droit le sert dans l’apprentissage du difficile métier de compositeur. Par un juste retour des choses, la musique est au cœur des préoccupations du juriste. Sa thèse de doctorat (1923) porte sur un sujet peu exploré à l’époque, “Les droits du musicien sur son œuvre”, ce qui le conduit à être l’un des fondateurs de l’ « Association juridique française pour la protection des droits d’auteurs ».

 

Avoué à Paris, 34 avenue de l’Opéra, et auprès du Ministère de la guerre où il succède à son père en octobre 1930, bien qu’il porte la robe avec talent, Jacques Thierac ne tient pas, selon le mot de l’un de ses confrères, “la balance égale entre Thémis et Euterpe”. C’est bien dans la composition musicale qu’il donne toute sa mesure avec une cinquantaine d’œuvres écrites dans des genres aussi variés que le ballet, le concerto, la musique de chambre, la mélodie.

 

En 1916, il compose, en souvenir d'un camarade mort au combat, Plainte funèbre qui, avec Rythmes de joie, composera plus tard les Essais symphoniques.

 

Le 13 mars 1920, le guide du concert annonce Miniatures de Jacques Thierac à Paris. Entre 1924 et 1936, ses premières œuvres (Miniatures, Glanes, Ouvre-moi la porte, Cendrillon…) sont régulièrement jouées ou radiodiffusées mais sa carrière professionnelle et sa vie familiale laissent peu de place aux nouvelles compositions. Excellent pianiste, il joue parfois ses propres compositions, notamment Miniatures, œuvre pour piano et violon. En 1937, il reçoit la croix de la Légion d'Honneur pour son action dans le domaine de la loi.

 

Pendant la guerre, démobilisé après l'Armistice et de retour à Paris, il trouve le temps et l'énergie de se plonger dans la composition. Elève de Charles Koechlin qu'il reçoit souvent chez lui, il prend des leçons d'orchestration à la fin de la guerre, jusqu'en 1946. Il donnera, à l'occasion du 11 novembre 1943, Plainte funèbre à la salle Pleyel malgré la présence des Allemands qui ne toléraient guère les commémorations de leur propre défaite.

 

Après la guerre, rédacteur à la revue Opéra, il rédige de nombreux articles sur les compositeurs et interprètes de l'époque. En septembre 1949, il participe au 2ème Festival international de Besançon où il présente les Volets de triptyque.

 

Entre 1947 et 1969, ses œuvres seront régulièrement radiodiffusées, parfois en direct. Elles seront jouées par les plus grands chefs d'orchestre de son époque (Roger Désormière, Eugène Bigot, Gaston Poulet, Pierre Dervaux, Désiré-Emile Inghelbrecht, Manuel Rosenthal et Paul Paray).

 

En 1946, le compositeur et ami de Jacques Thierac, Arthur Honegger avait publié un article très élogieux à propos de la Rhapsodie concertante dans la revue Opéra. Très lié à Arthur Honegger, il restera en contact avec le compositeur jusqu'à sa mort en 1955. Honegger lui avait dédicacé en 1939 le 2ème exemplaire de la partition de Jeanne au bûcher.

 

En 1953, il donne une conférence sur l'orchestre au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice. Il est membre actif puis Président de l'Association Ginette Neveu de 1949 jusqu'à sa mort. En 1953, il demande personnellement et obtient le haut patronage du Président de la République, Vincent Auriol.

 

En 1958, Janine Charrat adapte les Volets de triptyque pour la chorégraphie "Chimère", qui sera jouée au Théâtre des Champs Elysées d'abord, puis dans de nombreuses salles en province.

 

Jacques Chartier prend sa retraite d'avoué en janvier 1962. En 1967, à l'occasion de son 35ème anniversaire, l'Association de concert "Le Triptyque" joue Prélude et danse d’apocalypse avec Jean Laforge au piano.

 

En octobre 1969, Jacques Thierac présente en tant que président de l'Association Ginette Neveu sur France Culture une émission-hommage à la violoniste, à l'occasion du 20ème anniversaire de sa tragique disparition. La même année, il participe à la réalisation d'un disque : "Musicolor", avec Lunaire, extrait de Miniatures. Ce sera son seul disque.

 

Une de ses dernières interventions à la télévision sera dans l'émission "Musique en 33 tours" diffusée en janvier 1971 durant laquelle il remet le prix de l'Association Ginette Neveu au jeune violoniste Jean Jacques Kantorow, dans le salon de l'hôtel de Croix à Paris

 

Dans un entretien accordé au Guide du concert du 28 octobre 1949, Jacques Thierac évoque la Symphonique normande (1947) : Oui. Je suis Normand par mes origines maternelles[2], et plus précisément "Honfleurais" bien que je sois né place du Théâtre Français [dans le 1er arrondissement parisien] ! Évoquer Honfleur, c'est ouvrir une magnifique page de l'art - de tous les arts - et le temps que j'y ai vécu durant mon enfance et ma jeunesse m'a laissé une profonde imprégnation. Depuis toujours, j'ai rêvé de chanter la Normandie, et ce n'est qu'après l'avoir profondément mûrie que je me suis décidé à écrire la Symphonie normande dans laquelle je crois avoir infusé tout le sang qu'ont pu me léguer les Vikings ! Elle a été jouée l'hiver dernier à Toulouse sous la direction de Pierre Dervaux - un jeune qui fait des pas de géants - et j'ai pu constater que le Languedoc fraternisait avec la Normandie.

 

La musique en effet naît souvent chez Jacques Thierac du besoin d’exprimer la poésie des paysages qui le marquent, qu’il s’agisse de sa Normandie natale ou de régions plus lointaines. Ainsi écrit-il, à la suite d’un voyage dans les fjords norvégiens, une œuvre pour quintette instrumental intitulée Croquis scandinaves (1956). Mais s’il se situe alors dans la continuité d’une école française dite « impressionniste », une vie intérieure intense le conduit également à trouver dans le domaine sacré une nouvelle source d’inspiration : Haceldama (1953) exalte le sacrifice rédempteur. Cette importante fresque symphonique pour chœur et orchestre est peut-être son œuvre maîtresse.

 

Refusant de se plier à une quelconque mode, Jacques Thierac restera un compositeur authentique et original. Officier de la Légion d’honneur (1948), il est décédé d’une longue maladie à Paris VIIIe le 17 décembre 1972, laissant une veuve, Jacqueline Jubert épousée à Paris en 1928, et quatre enfants (Yves, Aliette, Didier, Fanny).

 

Ce qu’Arthur Honegger a dit un jour de lui résume bien la profondeur de son talent artistique : Jacques Thierac écrit ses œuvres loin des intrigues de petites chapelles, en dehors de tout mot d'ordre imposé par les besoins de la publicité artistique. Il écrit par le besoin intérieur d’exprimer ce qu’il ressent et ce que lui dicte son sentiment musical. C’est pourquoi, appuyée sur un métier solide et une extraordinaire sûreté de main, surtout en ce qui concerne l'orchestration, sa musique est avant tout sincère...

 

Alain Deguernel

Denis Havard de la Montagne

et remerciements à Frédéric Chartier

pour ses archives familiales

(aout 2021)



[1] Joseph Chartier, né en 1862 à Laval (Mayenne), officier de la Légion d’honneur, avoué près le Tribunal civil de la Seine, fut notamment président de la Chambre des avoués à partir de 1919. Il avait épousé à Honfleur en 1894 Camille Bourdon-Saint-Clair, née en 1874 à Evrecy (Calvados). Celle-ci était issue d’une famille originaire de Yvetot (Seine-Maritime), installée à Honfleur au milieu du XIXe siècle, qui donna à Yvetot un Maire et Conseiller général avec Jean-Louis Bourdon (1772-1850).

[2] C’est sa grand-mère maternelle, Celina Ecorcheville (1827-1859), qui était née à Honfleur. Elle était la fille d’un notaire (Pierre, 1800-1875).




Le pianiste Jean Laforge évoque le souvenir de Jacques Thierac

(France Culture, mardi 26 décembre 1972 à 14 h 45, émission « Les nouvelles musicales »)

 

 

Question : Jean Laforge, vous êtes venu aujourd’hui pour nous parler d’un compositeur qui nous a quittés récemment et que vous avez bien connu.

Jean Laforge : Jacques Thierac, effectivement, est décédé il y a une dizaine de jours, et c’est avec beaucoup d’émotion que j’évoque ici sa mémoire, car c’était un homme délicieux, extrêmement bon et très, très, très généreux, surtout avec tous ses amis les musiciens. Je suis heureux que les Nouvelles Musicales me permettent de dire quelques mots à la fois sur sa vie et son œuvre qui était d’ailleurs une œuvre extrêmement importante. Jacques Thierac, tout en étant né au cœur de Paris, était d’origine normande ; il était très attaché à la ville d’Honfleur, d’où est issue sa famille, et j’ai le souvenir, d’ailleurs d’un concert que nous avions donné au « Grenier à Sel », il y a quelques étés et où j’avais joué une de ses œuvres : « Prélude et Danse d’Apocalypse ». Je me souviens de la joie qu’il avait eue à me faire découvrir Honfleur, que je connaissais, mais que j’ai découvert avec lui, avec émerveillement, tellement il savait faire aimer sa ville et la faire découvrir avec tant de poésie.

 

Q : Et en général, justement, quels étaient les rapports entre le compositeur et ses interprètes : Est-ce qu’il aimait parler de lui, de ses œuvres, discuter de l’interprétation ?

J.L : Parler de lui, absolument pas, mais il aimait beaucoup parler de son œuvre et de son interprétation. Mais vous savez, il faisait confiance, en général, aux interprètes qu’il avait, et, toujours, il les laissait assez libre de l’interprétation, confiant en la qualité de ceux qu’il avait choisis pour interpréter ses œuvres.

 

Q : Et face à son public, comment était-il accueilli ? Est-ce qu’il était reconnu comme un enfant du pays ? Vous nous avez parlé d’Honfleur ? Ou bien en général est-ce qu’il recherchait des contacts avec ce public ?

J.L. : Il recherchait des contacts avec le public, mais c’était un homme qui était dans le milieu musical tout à fait indépendant. Il avait fait des études de droit et il avait une carrière juridique ; il n’a jamais cherché à s’incorporer à une chapelle musicale quelconque ou à un mouvement musical déterminé. Il était très isolé et il ne voulait absolument pas être catalogué. Il avait fait des études extrêmement sérieuses ; extrêmement solides, il avait d’abord été l’élève de Koechlin et de Paul Vidal. Et il avait été l’ami intime et il avait eu les conseils d’Arthur Honegger. Arthur Honegger a eu pour lui à la fois beaucoup d’affection et beaucoup d’admiration, et les deux hommes ont été extrêmement liés, très proches l’un de l’autre

 

Q : Et, comment cette indépendance dont vous nous parlez se traduit-elle à la fois dans sa musique mais aussi dans ses recherches personnelles ? Quelle route poursuivit-il, vers où allait-il ?

J.L : Eh bien, je crois qu’il allait tout simplement vers la musique ; il était profondément français de par ses instincts musicaux, et il a surtout cherché à suivre la voie d’un musicien qui s’exprime tel qu’il le ressentait. Je ne crois pas qu’il avait le souci d’une recherche technique nouvelle ; surtout, il sentait profondément la musique et il cherchait à s’exprimer aussi bien sur le plan intérieur que sur le plan poétique, uniquement musicalement. Voyez-vous, très souvent, il voyageait avec sa femme, et il était assez fréquent, lorsqu’il rentrait de certains de ses voyages, quelques mois ou peut-être quelques années après, de voir éclore une œuvre inspirée de ce voyage : Par exemple, lorsqu’il a écrit « Croquis scandinaves », c’était quelque temps après avoir fait un voyage dans les pays scandinaves ; il avait été tellement frappé, et la poésie de ces pays l’avait tellement imprégné que la démarche naturelle pour lui était de transposer ses souvenirs musicalement ; pour lui, la musique naissait naturellement des impressions poétiques ou des impressions émotionnelles qu’il ressentait.

 

Q : Oui, ce n’était pas un compositeur enfermé dans sa tour d’ivoire ; il était ouvert à la vie et au monde qui l’entourait.

J.L : Absolument ; mais en plus de cela il aimait beaucoup, il était très attaché à sa famille, à ses enfants, à ses petits-enfants qu’il adorait et dont il me parlait chaque fois que je le voyais et il était très attaché aussi à ses amis et à tous les musiciens. Les musiciens pouvaient faire appel à lui en toute circonstance, et ils étaient toujours sûrs d’avoir le meilleur accueil chaleureux, amical. Il était le plus dévoué qui soit ; lorsqu’il pouvait faire quelque chose pour un musicien, il le faisait avec la plus spontanéité et la plus grande gentillesse.

 

Q : Eh bien, merci Jean Laforge de nous avoir parlé de Jacques Thierac et d’avoir éclairé certains aspects de ce compositeur. Mais je crois que vous voulez ajouter encore un mot.

J.L : Oui, je veux ajouter un mot. Simplement, sur son œuvre qui est assez importante. Il a surtout écrit beaucoup de musique symphonique : une œuvre pour chœur orgue et orchestre très importante, qui s’appelle « Haceldama », qui a été jouée plusieurs fois d’ailleurs à la radiodiffusion française ; également une œuvre très importante : « La Symphonie Normande » et puis, il y a aussi les « Volets de triptyque », des œuvres pour piano : « Glanes », « Prélude et danse d’apocalypse » qu’il m’a dédiées et que j’ai créées. Autres œuvres : « La Rhapsodie concertante pour piano et orchestre », des mélodies, des œuvres de musique de chambre. Vous voyez, c’est un musicien extrêmement complet qui a beaucoup écrit et dont nous aurons, je pense, souvent la joie d’entendre les œuvres.




Label Forgotten records


CATALOGUE DES PRINCIPALES ŒUVRES DE JACQUES THIERAC

 

 

Œuvres pour grand orchestre

 

1943 - Essais symphoniques : 1. Plainte funèbre, 2. Rythmes de joie.

1944 - Ballade romantique pour violon et orchestre. Transcription pour violon et piano (Durand & Cie, 1946).

1946 - Rhapsodie concertante pour piano et orchestre (3 mouvements). Et, version pour deux pianos.

1947 - Symphonie normande (3 mouvements) (Editions Françaises de Musique).

1953 - Haceldama, fresque symphonique pour chœurs et orchestre, sur des textes de l’Evangile, 3 parties enchaînées : Le Cirque, La Torture, La Rédemption (Editions Françaises de Musique).

 

Œuvres pour petit orchestre

 

1926 - Miniatures, 7 pièces brèves : Prélude, Sérénade, Petit bal, Lunaire, Interlude fantasque, Ronde, Epilogue. Réduction pour violon et piano (Editions Françaises de Musique, 1951).

1949 - Volets de triptyque pour cordes, deux cors et batterie 1. La colère d’Hérode, 2. La Madone douloureuse, 3. Les Trompettes de Jéricho.

1950 - Musiques d’intimité : 1. Devant l'âtre, 2. Le balcon fleuri, 3. Rêves de poupée, 4. Cocasserie.

1954 - Fleurs de France pour chant et orchestre avec trompette solo, poème de Raymond Hesse : 1. Capucines, 2. Pensées, 3. Marguerites, 4. Jasmins, 5. Muguets.

1957 - Sérénade pour un carnaval pour piano principal et orchestre de chambre (3 mouvements). Et version pour deux pianos.

 

Autres œuvres

 

1919 - Glanes, suite de 5 esquisses pour piano : 1. Dans l'ombre, il pleuvait des roses, 2. Des vents tièdes, avec leurs pieds ailé, courant légèrement sur la mer, 3. Sur des boucles d'enfant, 4. Pêcheurs de lune, 5. Rayon de soleil un dimanche à midi (Sénard, 1920).

1950 - Prélude et danse d’apocalypse pour piano.

1950 - Badinage, les Contemporains, pièces faciles pour piano (Pierre Noël).

 

1959 - Sonate pour violon et piano (3 mouvements).

 

1948 - Sonatine pour quintette à vent (3 mouvements).

1951 - Notules, 3 pièces pour trio d'anches : 1. Tarentelle, 2. Intermède pastoral, 3. Feux.

1956 - Croquis scandinaves pour quintette instrumental : 1. Pluie sur le Jutland, 2. Les Souterrains de Karnborg, 3. La Petite sirène, 4. Danses à Skansen.

1958 - Ode à une aube d’automne pour flûte, harpe et violoncelle.

 

c.1920 - Epigramme funéraire pour chant et piano, poésie de J.-M. de Hérédia (Sénard, c.1920).

c.1920 - Il fait doux pour chant et piano, poésie de Jean Renouard (Sénard, c.1920).

c.1920 - Ondine pour chant et piano, texte de l’auteur (Sénard, c.1920).

1925 - à la radio « Poste Parisien », 8 mars 1934, retransmission de Cendrillon, pièce en 3 actes de Jean Renouard, musique de scène de J. Thierac.

c.1933 - Ouvre-moi la porte, clair de lune en un acte, en vers, de Jean Renouard, musique de scène de J. Thierac (création le 21 mai 1933 à la radio « Poste Parisien »).

 


 

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