CHARLES D’IVRY

Samedi 5 Septembre 1914, le maréchal Joffre ordonne l’offensive générale et la VIe Armée du général Maunoury attaque l’aile droite de l’armée allemande. Au cours des combats particulièrement meurtriers l’écrivain et philosophe Charles Péguy est tué d’une balle allemande reçue en pleine tête, à Villeroy, près de Meaux. C’est le début de la première bataille de la Marne qui va arrêter l’avance allemande de la Ière armée de Von Kluck. Le même jour, non loin de là, défendant une position dans les bois de Penchard le capitaine d’Ivry, saint-cyrien, trouve également la mort ; il a le même âge que Péguy : 41 ans ! Une quinzaine de jours plus tard, le 22 septembre, aux Eparges, près de Verdun, c’est l’auteur du Grand Meaulnes, le romancier Alain-Fournier qui disparaît à son tour. Quelle hécatombe ! C’est grâce à l’héroïsme de ces hommes que la bataille de la Marne sera remportée et Paris sauvée. A la suite de son sacrifice sublime l’Etat français élevait Jacques d’Ivry1 au grade de chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur, tout comme il le fit également pour l’un de ses frères, Paul d’Ivry2, mort pour la France le 25 février 1916, lors de l’offensive allemande sur Verdun.

Paul d'Ivry
Paul d'Ivry (1829-1903), père de Charles
( coll. archives municipales de Beaune )

Un autre frère, Charles d’Ivry, né le 27 octobre 1867 au château de Coraboeuf3, situé sur la commune d’Ivry-en-Montagne, non loin de Beaune, au cœur même de la Bourgogne, fut lauréat du Prix de composition de l’Institut. Leur père, Paul, 3ème marquis de Richard d’Ivry4, né à Beaune le 4 février 1829, était un excellent amateur de musique. Fixé à Paris en 1854, il avait pris quelques leçons de contrepoint auprès d’Aimé Leborne (Grand Prix de Rome, 1820), devenu enseignant au Conservatoire de Paris, et de composition auprès d’Aristide Hignard (également Grand Prix de Rome, 1850) qui comptera plus tard parmi ses autres élèves un certain Emmanuel Chabrier. Auteur de mélodies vocales, Le Roi de Thulé, Matin et Soir, Fleur de jasmin..., de Litanies à la délivrance, cantique à Notre-Dame de Lourdes (Paris, Durand et Schoenewerk, 1873, in-fol. 3 p.) et d’un Hymne français (Paris, imp. de Bertauts, 1873, in-fol. 3 p.), le marquis d’Ivry a écrit aussi quelques opéras : Fatma (Société philharmonique de Beaune, 1847), Quentin Metsys (1854), La Maison du docteur (Dijon, 1855, Choudens) et Omphale et Penélope. Mais curieusement, il eut à subir une douloureuse épreuve avec son opéra Les Amants de Vérone. Rêvant de mettre en musique l’œuvre de Shakespeare5, Roméo et Juliette, qui avait déjà attiré plusieurs autres compositeurs de renom, tels Bellini, avec son opéra I Capuleti e i Montecchi (1830) et Berlioz, avec sa Symphonie dramatique datée de 1839, il s’était mis au travail et un beau jour de 1864 apprenait de la bouche de Liszt lui-même que Gounod était en train de travailler sur le même sujet ! C’est en août 1866 que l’auteur de Faust livrera son manuscrit à Léon Carvalho, directeur du Théâtre-Lyrique, qui créera le 27 avril de l’année suivante son Roméo et Juliette. A l’annonce de cette nouvelle, le marquis d’Ivry se précipita pour terminer sa partition avant celle de Gounod et la fit graver chez G. Flaxand (Paris)6 sous un pseudonyme, avec le titre de : Les Amants de Vérone, opéra en 4 actes et 6 tableaux, imité de Shakespeare, paroles et musique de Richard Yrvid. Le 12 mai 1867, quelques jours seulement après la première représentation de l’opéra de Gounod, une exécution eut lieu dans l’Ecole de chant de Gilbert Duprez, un ancien ténor de l’Opéra, qui fut d’ailleurs très bien accueillie par la presse. Mais, non content de son succès, il se remit à l’ouvrage, l’augmenta d’un acte et transforma quelques passages afin de se distinguer de l’œuvre de son illustre collègue. Cette nouvelle version des Amants de Vérone, drame lyrique en 5 actes et 6 tableaux, éditée à Paris en 1878 à la fois chez Lévy7 et chez Léon Langlois8, fut créée le 12 octobre 1878 en première audition au Théâtre Ventadour. Dédicacée " à son Altesse Royale de Prince de Galles ", elle eut pour interprètes Victor Capoul, 1er ténor à l’Opéra, dans le rôle de Roméo et Marie Heilbronn, de l’Opéra-Comique, dans celui de Juliette. Le musicographe Arthur Pougin, qui eut l’occasion d’entendre cet ouvrage du Marquis d’Ivry, a souligné la valeur de cette œuvre estimant qu’elle avait " de grandes chances de succès ". Hélas, le Roméo et Juliette de Gounod, tant cet opéra est imposant, ne laisse aucune chance de réussite à toute autre version de mise en musique des vers de Shakespeare !

L’auteur malheureux9 des Amants de Vérone est mort à Hyères, le 16 décembre 190310. Le destin a fait que bien plus tard sa petite-fille, Blanche de Richard d’Ivry11 épousait en 1912 un petit-fils de Gounod12, le baron Jacques de Lassus Saint Geniès !

C’est dans cette atmosphère musicale que fut élevé le jeune Charles d’Ivry. Sans doute, du haut de ses onze printemps assista-t-il à la première des Amants de Vérone au Théâtre Vendatour en 1878  et reçut-il les premiers rudiments de musique de son père ? Il rejoignait ensuite le Conservatoire national supérieur de musique de Paris, à l’époque ou Max d’Ollone et Florent Schmitt le fréquentaient également. On y travaillait alors l’harmonie avec Théodore Dubois et Albert Lavignac, la fugue avec André Gedalge et la composition avec Jules Massenet, Gabriel Fauré et Charles Lenepveu. En 1893, reçu au concours de fugue, il se présentait la même année au Concours de Rome, mais échoua à l'épreuve d'essai. Après une seconde vaine tentative l'année suivante, en 1895 il était admis à l'épreuve définitive avec la cantate Clarisse Harlowe (paroles d'Edouard Noël), sans pour autant être récompensé. Et, c'est en 1896, une nouvelle fois candidat, qu'il décrochait un premier Second Grand Prix de Rome, derrière Jules Mouquet avec la cantate Mélusine, sur un texte de Fernand Beissier. L'année suivante, une ultime tentative pour décrocher le premier Grand Prix, avec la cantate Frédégonde (paroles de Charles Morel), fut un nouvel échec, Max d’Ollone raflant le prix.

Mort le 15 mai 1945 à Drom, commune de Sainte-Eulalie (Cantal), Charles d’Ivry a rejoint la cohorte des musiciens valeureux dont l’Histoire, pour des raisons obscures, n’a pas voulu retenir le nom, même s’il a voué toute sa vie à la musique. Disparu sans laisser de descendance, ses œuvres à l’état de manuscrit sont perdues, excepté deux mélodies : Nazareth (1890) et Sérénade (1900, paroles de Catulle Mendès), mais son nom est inscrit à tout jamais au grand livre d’or des Prix de Rome. Sa veuve, Marie Veyssier, s’est éteinte à son tour à Drom, le 22 août 195813.

Charles d'Ivry: Nazareth
Charles d'Ivry, Nazareth, mélodie pour voix et piano (in "Bulletin de l'Oeuvre des Partants" du Séminaire des Missions étrangères, Paris, n° 7, avril 1890),
musique "délicate, sobre et harmonieuse".
( Fichier MP3 Fichier audio par Max Méreaux, avec transcription de la partie vocale pour clarinette) DR.

Au Casino de Vierzon le 9 septembre 1922, puis à Paris, au Théâtre de Cluny où il obtenait un « immense succès de rire », au Théâtre-Français de Rouen le 28 août 1925, à La Grande Taverne de Nancy le 16 juin 1928, à l'Eldorado de Paris le 20 mars 1931, au Théâtre des Nouveautés de Toulouse le 13 avril 1932 était joué un vaudeville militaire en 3 actes de Robert Huard et Charles d'Ivry : Faut dessaler Mimi, « spectacle un peu léger, certes, mais de la meilleure formule ». Cependant, nous n'avons pu confirmer à cette heure si ce dernier est bien notre lauréat du Prix de Rome ou un homonyme ?

Denis HAVARD DE LA MONTAGNE
(2010, mise à jour : novembre 2017)

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1) Jacques d'Ivry, né le 27 octobre 1872 au château de Coraboeuf, est mort sans avoir été marié. [ Retour ]

2) Paul d'Ivry, né le 25 septembre 1860 au château de Coraboeuf, est le père de Blanche, mariée à Jacques de Lassus Saint Geniès et de Bernard, dont la descendance a adopté la nationalité britannique. [ Retour ]

3) Le château de Coraboeuf fut tout d'abord possédé du XIe au XIVe siècle par la famille Coraboeuf, puis passa aux mains des Salins qui firent notamment construire le donjon vers 1450. Démantelé en 1478, puis ravagé par les huguenots sous le règne de Charles IX, il fut reconstruit au cours de la seconde moitié du XVIe siècle par Antoine de Salins. En 1763, Jean-Baptiste de Richard d'Ivry l'achetait et y fit à son tour exécuter quelque travaux. Un siècle plus tard le corps de logis était également transformé. Classé Monument Historique le 28 août 1989, le château de Coraboeuf appartient actuellement au baron Gérard de Lauriston, arrière-petit-fils de Paul d'Ivry. [ Retour ]

4) Paul d'Ivry était fils de Charles, marquis de Richard d'Ivry, né le 12 décembre 1786 à Beaune, mort dans cette même ville le 8 avril 1841 et de Claire Le Bas de Girangy, née le 26 décembre 1797 à Brunswick, décédée le 13 juillet 1852 à Bourbon-Lancy. [ Retour ]

5) Bien d'autres musiciens ont été tentés par ce sujet, notamment Tchaïkovski avec sa Fantaisie-ouverture pour orchestre (1869) et Prokofiev avec son ballet Roméo et Juliette (1935). [ Retour ]

6) Gr. in-8, IV-241 p. [ Retour ]

7) Deux éditions furent imprimées par C. Lévy : l'une in-18 et l'autre in-16, comportant toutes deux 67 pages. [ Retour ]

8) Léon Langlois, 48 rue Neuve des Petits Champs, a également édité plusieurs versions de ce drame : une partition pour piano et chant (gr. in-8, III-342 p.), une autre intitulée « morceaux avec accompagnement de piano » (in-fol.) et enfin une troisième en italien : Gli Amanti di Verona, dramma lirico in 5 atti e 6 quadri, imitato da Shakespeare, poesia francese e musica del marchese d'Ivry, traduzione italiana di Achille de Lauzières (partition pour piano et chant, gr. in-8, III-342 p.) [ Retour ]

9) On doit également au Marquis d'Ivry la préface du livre de Mlle Hortense Wild intitulé : De la formation du mode mineur par l'évolution, la transformation et la fixité. (Paris, Fischbacher, 1898, in-8, VIII-119 p.) [ Retour ]

10) Son épouse, Camille Amiot, est décédée quelques années plus tard, le 21 juillet 1920 à Dijon. En dehors de Jacques, Paul et Charles, le marquis d'Ivry et son épouse eurent 10 autres enfants, parmi lesquels Pierre (1858-1942), l'aîné, Hélène (1862-1939), mariée à Paul Fredault, Amédée (1869-1907), Marie (1871-1896), alliée à Jean Passerat de la Chapelle de Bellegarde, dont la descendance s'est installée aux U.S.A., Clotilde (1876-1966) et Isaure (1876-1963). [ Retour ]

11) L'une des filles de Blanche d'Ivry, madame Grandjean, née Marie de Lassus Saint Geniès, conserve pieusement quelques souvenirs de son bisaïeul, Paul d'Ivry, entre autres une magnifique édition reliée des Amants de Vérone. [ Retour ]

12) Charles Gounod (1818-1863), marié à Anne Zimmerman, eut notamment deux enfants : Jean (1856-1935), peintre, élève d'Edouard Dubufe ; et Jeanne (1863-1945). Celle-ci épousa le 25 mars 1886 le baron Pierre de Lassus Saint Geniès dont elle eut 4 enfants, parmi lesquels le baron Jacques de Lassus Saint Geniès (1889-1972). C'est lui qui épousera en 1912 Blanche de Richard d'Ivry. [ Retour ]

13) En premières noces, Charles d'Ivry avait épousé Fanny Schmidt. Après le décès de celle-ci, arrivé en 1928, il se remariera deux ans plus tard à Marie Veyssier, originaire de Drignac (Cantal). [ Retour ]

 


CENTENAIRE DE LA MORT DE PAUL D'IVRY

Dans le but de commémorer le centenaire de la mort du Marquis Paul d'Ivry, le service des Archives Municipales de Beaune (Côte-d’Or) propose au public de faire plus ample connaissance avec ce compositeur beaunois et avec sa famille.

La famille Richard est, en effet, présente à Beaune depuis le XIIIème siècle. Fondatrice d'ordres religieux, elle a donné à cette cité maires et échevins et à la province de Bourgogne de nombreux militaires et parlementaires. Généalogies et documents du Moyen-Age à nos jours, vous feront découvrir la riche histoire de cette famille.

L'exposition s'attachera également au personnage même du musicien Paul de Richard d'Ivry, en soulignant son importance dans le milieu artistique et politique du Second Empire et de la Troisième République. Ami de Liszt, Jules Verne, Gounod ou Charles Haas (proche de Marcel Proust), correspondant des plus grands esprits de son temps, le Marquis d'Ivry est représentatif de cette époque riche de talents et pleine de rebondissements politiques.

L'exposition retracera également, à travers coupures de presse, photographies et partitions, la vie artistique du Marquis musicien honorable mais encore trop méconnu, auteur dès son plus jeune âge d'œuvres musicales, compositeur de six opéras, dont les Amants de Vérone.



Sur les pas d'un musicien beaunois,
le Marquis Paul de Richard d'Ivry

exposition aux Archives Municipales de Beaune, du 3 février au 28 mars 2003

(9 h à 12h30 et de 13 h30 à 17h)

Renseignements auprès de archives.beaune@wanadoo.fr


Concert des œuvres de jeunesse du Marquis d'Ivry

28 mars 2003, à 20h30, Théâtre de Beaune

avec de larges extraits de son opéra Les Amants de Vérone et de Persévérance d'Amour, dernier opéra du Marquis, jamais joué jusqu'à ce jour.

Concert organisé par l'Office de la Culture (renseignements complémentaires auprès de Jean-Pierre Carnet au 03 80 22 50 45).


 


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