Giacomo MEYERBEER
Giacomo Meyerbeer portrait gravé à l'eau forte par Masson, vers 1860 ( coll. DHM ) DR |
par Victor Debay et Paul Locard (1914)
Le prénom et le nom connus de Giacomo Meyerbeer sont, comme son œuvre, faits d'emprunts, de concessions et d'adaptations. L'Italie et l'Allemagne s'y marient pour former un assemblage disparate. Il s'appelait en réalité Jacob Liebmann Beer. A son nom patronymique il ajouta celui de Meyer pour céder au désir d'un parent qui lui légua à cette condition une grosse fortune. Quant au prénom, il est une fantaisie du jeune Beer, qui, au cours d'un voyage à Rome, italianisa le Jacob primitif ; et voilà comment Jacob Liebmann Beer devint Giacomo Meyerbeer. Il naquit le 23 septembre 1791 à Berlin, où son père dirigeait une importante maison de banque. C'est dire qu'il ne connut pas les difficultés pécuniaires dont souffrirent la plupart des artistes.
Il montra, dès son jeune âge, de telles dispositions pour la musique, qu'à 9 ans il se faisait entendre comme pianiste dans un concert à Berlin. Il travailla le piano avec Clementi, la composition avec Bernard-Anselme Weber, chef d'orchestre de l'opéra de Berlin, puis avec l’abbé Vogler, qui, maître de chapelle à Darmstadt, y avait fondé une école de musique. Sous la direction de ce professeur, Meyerbeer rencontra Carl-Maria Weber, et les deux jeunes hommes se lièrent d'amitié. Ils reçurent les mêmes sévères principes de discipline musicale que Meyerbeer allait bientôt oublier. Les élèves de l'abbé Vogler devaient assister aux offices ; il tenait un des deux orgues, et l'autre était joué à tour de rôle par chacun de ses élèves, à qui il donnait un thème sur lequel il devait improviser. Rompu à ce difficile exercice et pénétré des principes austères de la musique religieuse, Meyerbeer composa de nombreux motets et autres morceaux d'église qui ne furent jamais publiés. Avant de quitter Darmstadt, il fit entendre devant le grand duc une cantate, Dieu et la Nature, dont l'exécution lui valut le titre de compositeur de la cour. Ce fut le 27 janvier 1813 que Meyerbeer vit représenter sur le théâtre de Munich son premier opéra, la Fille de Jephté. L'œuvre, qui avait la forme scolastique d'un oratorio, ne plut pas à un public qui avait pris goût aux facilités séduisantes de la musique italienne. Meyerbeer se rendit alors à Vienne dans l'intention de s'y faire connaître comme pianiste. Hummel lui déconseilla de poursuivre la carrière de virtuose, bien qu'il eût composé des pièces pour piano qui, exécutées par lui, avaient obtenu du succès.
A Vienne on donna de lui les Amours de Thécelinde, monodrame pour chœur et soprano avec clarinette obligée, et Abimélech ou les Deux Califes, opéra-comique précédemment joué à Stuttgart. Conçues dans le style sévère qui lui avait été enseigné, ces deux œuvres furent très froidement accueillies. Saliéri exhorta Meyerbeer à aller en Italie apprendre ce qui lui manquait pour remporter les suffrages de la foule. C'était toucher Meyerbeer au défaut de la cuirasse. Son grand souci, durant sa brillante carrière, fut toujours, au prix de toutes les concessions au bon goût, de satisfaire celui du public. Il arriva à Venise à l’époque où Rossini, avec son Tancrède, une des meilleures œuvres de sa première manière, faisait palpiter tous les cœurs. Meyerbeer partagea l'enthousiasme commun et travailla dès lors à acquérir un certain style mélodique dont les leçons de l'abbé Vogler l'avaient détourné. Esprit cultivé, laborieux et tenace, il y parvint bientôt, et le 19 juillet 1818 Padoue applaudissait son premier opéra italien, Romilda e Constanza. Meyerbeer, plus que tout autre, était jaloux de gloire. Romilda fut suivie bientôt à Turin (1819) de Semiramide riconosciuta, sur un poème de Métastase, et à Venise (1820) d’Emma di Resburgo, qui fut traduite et exécutée sous le nom de Emma von Leicester à Vienne, Uresde, Munich, Francfort, Berlin et Stuttgart. Weber, après avoir entendu cet opéra partout acclamé, écrivit à Meyerbeer une lettre amicale dans laquelle il lui reprochait son éclectisme. Meyerbeer n'en continua pas moins à demeurer italien. Le 14 novembre 1820 Milan acclamait Margherita d'Anjou, puis, le 12 mars 1822, l’Esule di Granata.
En 1823 Meyerbeer revint à Berlin, où il rencontra Weber. Son ami, qui était demeuré fidèle à l'art allemand, lui rappela leur commune origine musicale en des termes si persuasifs que, croyant l’avoir convaincu, il écrivait à la suite de cet entretien : « Je lui ai parlé en conscience. Meyerbeer doit revenir dans un an à Berlin pour y écrire un opéra allemand. Fasse le Ciel qu'il tienne sa promesse! » Il la tint, car il composa pour le théâtre de Berlin la Porte de Brandebourg, qui ne fut jamais représentée. On peut supposer que les affectueuses remontrances de Weber touchèrent alors Meyerbeer. Dans il Crociato in Egitto, qui fut joué à Venise le 26 décembre 1821 et dont une grande partie avait été écrite avant son voyage à Berlin, ou remarque une fusion de ses tendances primitives avec le style italien. Il pensait se créer une originalité en s'inspirant à la fois de Weber et de Rossini. C'est dans cet opéra qu'apparaît pour la première fois la manière composite de Meyerbeer à laquelle, grâce à une facilité d'assimilation unie à un incontestable talent, il dut une éclatante réputation, que le temps a fortement entamée.
De 1824 à 1829, le silence de Meyerbeer pourrait s'expliquer par les évènements qui remplirent sa vie. A cette époque son père mourut ; il se maria et perdit deux enfants. Mais nous savons qu'il était venu à Paris pour les études du Crociato, qui fut chanté le 22 septembre 1825 au Théâtre Italien par la Pasta. Il avait pris contact avec les œuvres lyriques françaises, et devant la franchise de leur rythme et la justesse de leur expression, il se sentit touché par une grâce nouvelle. Il se transforma une seconde fois et définitivement, d'Allemand d'origine, d'Italien par dilettantisme, il se révéla Français par nécessité. Savoir changer est un art qu'on ne peut lui refuser. La première manifestation de ce dernier avatar fut Robert le Diable, qui fut chanté sur la scène de l'Opéra de Paris le 22 novembre 1831.
La composition et la représentation de cette œuvre n'allèrent pas sans entraves. Elle lui avait été commandée par Pixérécourt, alors directeur de l'Opéra-Comique, qui lui avait fourni le livret de Germain Delavigne et de Scribe. Très enthousiaste du sujet, Meyerbeer, de retour à Berlin, y travailla avec acharnement. Mais lorsqu'il en eut écrit le premier acte, il s'aperçut que l'exécution en était impossible pour les chanteurs de l'Opéra-Comique auxquels elle était destinée. Il avait, en réalité, fait un grand opéra. Il aurait renoncé à achever cette œuvre, si M. de La Rochefoucauld, directeur général des beaux-arts, n'était venu demander à l'auteur du Crociato la musique d'un ballet pour la Taglioni. C'est de ces pourparlers que sortit, en même temps que les nonnes danseuses de leurs tombeaux, la transformation de Robert le Diable opéra-comique en grand opéra. Le rôle de Bertram, primitivement écrit pour baryton, fut transposé pour basse sur les conseils du docleur Véron, directeur de l'Opéra. Les principaux interprètes étaient Mmes Dorus, Damoreau, la Taglioni, Nourrit et Levasseur. La première représentation fut marquée par trois accidents qui auraient pu être graves : la chute d'un portant avec ses lampes sur Mme Dorus, celle d'un rideau de nuages sur la Taglioni, la disparition de Nourrit dans la trappe où Bertram s'enfonçait. Les journaux du temps épiloguèrent autour de ces trois chutes et y virent un fâcheux présage pour le succès de l’œuvre. Au lieu de tomber, elle s'éleva aux nues. Le public d'aujourd'hui ne lui fait plus le même accueil. A côté de pages supérieures, telles que le trio final, d'une grande justesse de sentiment dramatique, et la scène de l’Evocation, se trouvent des morceaux d'une platitude d'expression et d'une pauvreté d'invention qui nous étonnent, lorsqu'on songe que les belles recettes réalisées au début relevèrent la fortune compromise du théâtre de l'Opéra. L'influence de Rossini s'y fait grandement sentir, et la partition de Robert est loin de valoir Guillaume Tell, qu'elle remplaça dans la faveur d'un public dont le mauvais goût était flatté par des banalités ou par de grossiers moyens d'ensemble et d'orchestration qui ne visaient qu'à l'effet. Pour en terminer avec cet ouvrage justement discrédité maintenant, rappelons un bruit assez répandu alors ; on prétendait que Meyerbeer avait payé les frais de la mise en scène de Robert le Diable. Sa grosse fortune lui eut permis ce luxe, mais le docteur Véron se défendit d'avoir accepté quoi que ce fût de la main du maître. On sait d'ailleurs que Meyerbeer ne négligeait rien pour assurer la réussite de ses œuvres. Avant la première représentation de ses opéras il réunissait en de succulents dîners les feuilletonistes des principaux journaux, que la reconnaissance de l'estomac obligeait ensuite à ménager leur amphitryon.
Les compositeurs dramatiques en 1844. De gauche à droite, assis : Fromental Halévy, Giacomo Meyerbeer, Gaspare Spontini, Gioachino Rossini. - Debout : Hector Berlioz, Gaetano Donizetti, Georges Onslow, François Auber, Félix Mendelssohn, Henri Berton. (gravure in Revue et Gazette musicale, 7 juillet 1844) DR. Plus grand format |
Vers cette époque il publia un recueil de mélodies à une ou plusieurs voix, dont les meilleures sont: Mina, les Souvenirs, les Chants du trappiste, la Sérénade sicilienne, etc. Succès oblige. Apres cinq années de réflexion et de travail, Meyerbeer donna, le 21 février 1836, les Huguenots à l'Opéra. Le talent de Meyerbeer s'était mûri, et un abîme sépare cette dernière œuvre de Robert le Diable. Si l’on y rencontre, comme dans toutes ses partitions d'ailleurs, le souci de l'effet, l'effet y est plus heureux et plus habilement ménagé. Les Huguenots sont sans conteste la meilleure œuvre de Meyerbeer.
Parmi les pages les plus célèbres il convient de citer tout spécialement le début du 1er acte avec les chœurs bien mouvementés, les récits élégants du comte de Nevers et l'entrée de Raoul ; le choral de Luther, dont Meyerbeer a su tirer un excellent parti dramatique ; le duo de Valentine et de Marcel au 3e acte, qui est d'une solide architecture et contient des phrases d'une noble et large expression. Le 4e acte dans son ensemble est considéré, dit M. Chouquet dans son Histoire de la musique dramatique, comme l'une des inspirations les plus laborieuses, mais les plus puissantes, de l'art contemporain. Dans la fameuse conjuration des poignards, pour corser l'effet des ensembles, il n'a point hésité, contre toute vraisemblance, à adjoindre aux moines un chœur de femmes affublées de robes de novices. Quant au grand duo d'amour entre Valentine et Raoul, il n'existait pas dans la partition qu'il présenta à l'Opéra, et c'est au cours des études que le grand chanteur Nourrit en suggéra l'idée au compositeur. Dans son travail Meyerbeer était très hésitant. Il écrivait, a-t-on rapporté, avec des encres différentes, plusieurs versions de certains traits, phrases ou passages d'orchestre, et c'est après l'audition à la répétition qu'il se décidait, et son choix se portait toujours sur la version qu'il croyait susceptible de produire le plus gros effet. En 1812 les Huguenots et Robert le Diable furent représentés à Berlin avec un succès qui valut à leur auteur, de la part du roi Frédéric-Guillaume IV, le titre de Directeur général de la cour. Par reconnaissance il composa pour l'inauguration du théâtre de la capitale prussienne un opéra en 3 actes, Das Feldlager in Schlesien (le Camp de Silésie), dont Frédéric le Grand était le héros. Représentée le 7 décembre 1844, cette œuvre fut froidement accueillie. Elle ne méritait pas mieux. Nous en reparlerons bientôt. Sous le litre de Vielka et avec l’interprétation de Jenny Lind, elle obtint cependant quelque succès à Vienne, en 1847. Meyerbeer composa une belle musique de scène pour Struensée, tragédie de son frère, Michel Beer. La partition comprend une ouverture, quatre entr'actes dont un avec chœur, neuf mélodrames. L'ouverture et la polonaise seules ont survécu.
Giacomo Meyerbeer, L'Etoile du Nord, 1854, version pour piano et chant (Paris, Brandus, coll. Max Méreaux) : extrait du Finale (numérisation et fichier audio par Max Méreaux) DR. |
De retour à Paris, il donna à l'Opéra, le 16 avril 1849, le Prophète avec Mmes Viardot et Castillan, MM. Roger et Levasseur dans les principaux rôles. La critique et le public firent des réserves. Le livret de Scribe, avec des prétentions historiques, présentait une admirable situation dramatique entre une mère et son fils, des épisodes qui réduisaient à l’état de sinistres fantoches les personnages auxquels il voulait intéresser. M. Etienne Destranges1 en a fort bien jugé la partition. « Le Prophète, dit-il, laisse l'impression d'une œuvre incomplète, d'un édifice manqué. Certes on y trouve peut-être les inspirations les plus nobles, les plus élevées, de Meyerbeer. Le songe, l’arioso, certaines phrases de Fidès, certains récits de Jean, sont d'une admirable grandeur. Mais ces morceaux, dont on ne saurait trop louer la beauté, sont perdus dans un tel fouillis de lourdes médiocrités, de rengaines, de pages sans style et d'une désespérante uniformité, qu'il me semble impossible de placer une œuvre aussi inégale sur le même rang que les Huguenots. » La retentissante marche du sacre, avec ses répétitions de phrases et sa pesante orchestration, démontre l'incapacité de Meyerbeer à développer un morceau purement symphonique. Ses ouvertures le font encore mieux comprendre.
Désormais, Meyerbeer partagea son temps entre Berlin et Paris, mais c'était toujours Paris qui avait la primeur de ses opéras. Il réservait pour Berlin ses cantates, marches, hymnes et autres musiques officielles que nous citerons bientôt et qui sont d'ailleurs tout à fait de second ordre. Cependant, le 16 février 1854, il nous rapportait à l'Opéra-Comique, sous le titre de l'Etoile du Nord, une partition que Berlin, quelque dix ans auparavant, avait peu goûtée dans le Camp de Silésie. Scribe, qui fut pendant un demi-siècle le fournisseur de la médiocre littérature destinée à la musique, s'était chargé d'écrire un livret dans lequel pourraient trouver place tous les morceaux laissés pour compte du Camp de Silésie. Il composa un scénario sans intérêt dont Pierre le Grand et Catherine de Russie sont les principaux et insignifiants personnages et où Pierre le Grand joue de la flûte, parce que le grand Frédéric, héros du Camp de Silésie, soufflait à ses heures de loisir dans cet instrument. Dans la partition touffue de Meyerbeer il y a de tout : du comique, auquel le talent de Meyerbeer ne se prêtait pas plus qu'à l'émotion ; des airs à vocalises et à couplets, des chansons, des chœurs, des ensembles, des duos, des quintettes, des marches, et un finale à grand fracas où deux musiques militaires luttent de sonorité. Ce finale compte parmi les meilleures pages de cette partition, qui, malgré de réelles beautés mélodiques et des trouvailles heureuses de rythme, ne laisse à l'auditeur qu'une impression d'ennui. Aussi il était bien difficile de plaquer sous une musique déjà faite et dont on cherchait l'emploi, une action s'y adaptant et offrant en plus quelque intérêt. Meyerbeer a donné là une preuve de sa grande habileté, mais non de son scrupule artistique. Les créateurs de l'Etoile du Nord à Paris furent Caroline Duprey, Lefèvre et Bataille.
Dans la dernière œuvre lyrique qui fut donnée de son vivant, le Pardon de Ploërmel, Meyerbeer fut plus heureusement inspiré. Elle débute par une très longue ouverture. Il est curieux de remarquer que Meyerbeer, qui n'a fait précéder ses grands opéras que de courtes et insignifiantes introductions, a mis au seuil de ses deux opéras-comiques des ouvertures dont la dimension n'est pas en rapport avec l'importance de l'œuvre. Ici on aurait mauvaise grâce à le lui reprocher, car l'ouverture du Pardon de Ploërmel est un des morceaux symphoniques les mieux venus de Meyerbeer, l'adjonction des chœurs chantant derrière le rideau y est une originalité, et on y trouve une intention descriptive qui prépare l'auditeur à l'action. C'est à la fois une préface et un prélude. Si le livret de MM. Barbier et Carré est un peu languissant, il offrait néanmoins au compositeur des épisodes et des tableaux propres au développement musical, et Meyerbeer a su en tirer un excellent parti. Les scènes champêtres telles que le chœur villageois du début, l'intermède du 3e acte et le chant du chasseur sont fort bien traités, et l'orchestration en est d'une jolie couleur. De cette partition, qui a peu à peu disparu du répertoire, de nombreux morceaux sont demeurés célèbres et ont servi souvent d'épreuves pour les concours de chant du Conservatoire : le grand air d'Hoël « O puissante magie », d'une large inspiration; la jolie berceuse de Dinorah, la Valse de l'ombre, d'une vocalisation difficile, mais élégante. La scène de l’orage y est d'un grand effet. Le finale du troisième acte, avec sa belle marche religieuse, fournit une imposante conclusion à cet opéra-comique, la plus homogène des œuvres de Meyerbeer. Le Pardon de Ploermel fut chanté sur la scène de l'Opéra-Comique le 4 avril 1859 par Mme Marie Cabel, Faure et Sainte-Foy.
Depuis longtemps déjà la santé du maître était fort ébranlée, et c'est dans un grand état de faiblesse qu'il acheva sa partition de l'Africaine, commencée vers 1838. Scribe lui en avait fourni le livret. Meyerbeer mourut a Paris le 2 mai 1864, comme il y était venu surveiller les répétitions de sa dernière œuvre. Elle ne fut représentée que l'année suivante, en avril 1863, à l'Opéra. Les artistes de la création étaient Mmes Marie Sasse et Marie Battu, MM. Naudin (puis Villaret) et Faure. Nous n'insisterons pas sur l'invraisemblance de l'action, ni sur la psychologie des personnages, il serait trop facile d'en sourire. Constatons seulement, pour le regretter, le peu de discernement que montraient les compositeurs de cette époque dans l'acceptation des livrets qui leur étaient présentés. Sans le moindre scrupule artistique, ils mettaient en musique des vers à peine français, qui ne pourraient être récités sans provoquer les railleries de la foule la moins lettrée qu'il soit possible d'imaginer. Il faut sans doute accuser le livret du disparate et de l'inégalité qu'à une simple lecture on remarque dans la partition. Meyerbeer y fait retour au style italien dans les parties médiocres d'une œuvre où il a su s'élever pourtant à une hauteur que les Huguenots n'ont peut-être pas atteinte. Le finale du premier acte, la première partie de l'air du baryton, « Fille des rois », certaines phrases du baryton, la marche indienne, l'air du ténor, « Pays merveilleux », avec son orchestration suave, les premiers récits de la scène du mancenillier sont des pages qu'un grand musicien pouvait seul écrire. Il est dommage qu'elles soient déparées par des morceaux dont la platitude étonne et qui semblent être un contresens d'expression.
L'œuvre de Meyerbeer consiste essentiellement dans ses opéras. Ses autres compositions ne doivent guère être citées que pour mémoire : la Marche aux flambeaux, écrite en 1846 à l'occasion du mariage du roi de Bavière avec la princesse Wilhelmine de Prusse (il existe quatre marches aux flambeaux, et toutes les quatre pour musique militaire); la Marche des Archers, cantate pour 4 voix d'hommes, chœur et instruments de cuivre ; Ode au sculpleur Rauch pour soli, chœurs et orchestre, exécutée à l'Académie des Beaux-Arts de Berlin en 1851 pour l'inauguration de la statue de Frédéric le Grand ; Hymne a capella pour 4 voix et chœur, exécuté à l'occasion du 23e anniversaire du mariage du roi de Prusse ; Schiller-Marsch, ouverture en forme de marche pour l'inauguration de l'Exposition universelle de Londres ; Marche du couronnement pour le sacre de Guillaume Ier (1861).
Meyerbeer a écrit aussi de nombreuses pièces de musique religieuse : 91e Psaume de David pour deux chœurs et soli, destiné à la maîtrise de la cathédrale de Berlin ; Pater noster (a capella), sept chants religieux à 4 voix, Chant tiré de l'Imitation de Jésus-Christ et le Recueil de mélodies dont nous avons déjà parlé. On connaît encore de Meyerbeer la cantate Génie de la musique au tombeau de Beethoven, et Amitié, quatuor pour voix d'hommes.
Telle est l'œuvre d'un homme dont les productions lyriques de sa manière française ont occupé pendant plus de cinquante ans les scènes musicales du monde entier. Meyerbeer a su les imposer, et ce n'est guère qu'à présent qu'un public plus éclairé secoue le joug d'admiration sous lequel ses devanciers étaient courbés. Meyerbeer a traité l'art comme une affaire dont il faut assurer la réussite, et, grâce à sa grande fortune, il appela l'argent a son secours. Il ne négligea aucun des appâts auxquels se prend la foule, artifices de mise en scène, richesse des costumes, engagements coûteux des interprètes célèbres, dont il s'efforçait, au détriment même de la musique, de servir les moyens vocaux, toutes les petites indiscrétions qui excitent la curiosité, toute la réclame qui accapare l’attention et la tyrannise. Ce furent la les causes matérielles de son succès. Mais il faut dire aussi que ces procédés regrettables étaient mis en œuvre par un homme laborieux et très intelligent qui, avec une habileté indigne d'un artiste, sut discerner ce qui pouvait flatter et satisfaire le goût des spectateurs de son temps. Pour plaire, il consentit à un compromis musical où tous les styles sont admis, où tous les genres sont représentés. Son œuvre avait des partisans dans toutes les écoles, qu'il amalgamait avec une adresse dont nous ne sommes plus les dupes. Schumann disait, en parlant des œuvres de Meyerbeer : « Tout y est facture, apparence et hypocrisie... Le principe le plus élevé de Meyerbeer est d'étourdir ou de flatter. » Citons encore cette page décisive du maître de Zwickau : « Au fond, Meyerbeer poursuit avant tout l'effet matériel. Son manque de style, sa banalité supérieure sautent aux yeux, aussi bien que son talent d'arrangement, son savoir-faire dramatique et sa grande variété de forme. C'est un mosaïste, et l’on peut avec lui passer en revue, à son aise, Rossini, Mozart, Hérold, Weber, Boieldieu, Spohr même, la musique universelle. » Il est malheureux de constater qu'un musicien doué comme il l'était et armé du solide enseignement qu'il avait reçu, n'ait eu en vue que le succès et n'ait pas cherché plutôt à développer une personnalité qui, malgré tous ses emprunts, éclate dans certaines de ses meilleures pages. Il possédait à un très haut degré le sens du théâtre et la puissance dramatique. Il donna dans son œuvre une plus grande place à l'orchestre que ses devanciers. Il y abusa des cuivres, de la grosse caisse et y introduisit la clarinette-basse. Pour nous résumer, quelque intérêt qu'aient provoqué les opéras de Meyerbeer, ils n'ajoutèrent à l'histoire de l'art pas autre chose qu'un laborieux et inutile arrangement des formes déjà connues.
L'influence de Meyerbeer se fit sentir sur tous les compositeurs de son époque. Il avait donné au grand opéra une forme pompeuse qu'ils adoptèrent, conseillés par les succès éclatants que remportait l'auteur des Huguenots.
Victor Debay et Paul Locard, 1914
"L’École romantique française"
in Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire
Albert Lavignac, Paris, Librairie Delagrave, 1931 (coll. Max Méreaux)
1) Destranges (Louis-Augustin-Etienne Rouillé), né à Nantes le 29 mars 1863, a collaboré de bonne heure à de nombreuses revues. Il a beaucoup fait pour la propagation du wagnérisme en France et soutient les théories qu'il affectionne dans l'Ouest-Artiste, revue musicale dont il est depuis 1890 le rédacteur en chef. Il a publié de nombreux articles de critique musicale et des monographies sur des œuvres diverses de Wagner, de César Franck, de Camille Saint-Saëns et de Vincent d'Indy.
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