Le monde des organistes

Joachim Havard de La Montagne, 1949.
Joachim Havard de la Montagne à l'orgue de tribune de l'église Sainte-Marie-des-Batignolles, Paris XVIIe, en 1949
( photo Studio Legendre, Paris, coll. DHM )

Dans un article précédent intitulé " Orgue et Liturgie ", je tentais de définir le rôle de l'orgue dans la liturgie catholique en comparant ce qu'il était avant le Concile et ce qu'il était devenu après. Il est intéressant à présent d'évoquer qui sont ou ce que sont les organistes. Ils ont longtemps constitué un groupe à part dans le monde des musiciens mais cette différence s'est bien atténuée depuis deux ou trois décennies.

Il est certain que l'orgue, lui-même solitaire, est moins répandu que tout autre instrument de l'orchestre et même que le piano plus mobile et souvent présent dans la musique de chambre ou dans les concertos pour soliste. L'organiste, même lors des récitals, bien caché dans les hauteurs de la tribune, joue pour un public qui l'écoute sans le voir. Il existe une contradiction dans cette constatation : si au yeux du commun des mortels l'organiste a généralement une apparence quelque peu originale sinon mystérieuse, la majorité des compositeurs connus ou méconnus de l'époque classique ont pourtant tous été organistes ou maîtres de chapelle. Pour s'en tenir aux plus grands, on peut citer Marc Antoine Charpentier, Couperin, Delalande, Rameau, Haendel, Bach, Haydn, Mozart... Pour être équitable, il faut rappeler qu'à cette époque la musique religieuse et la musique d'orgue occupaient la première place et que c'est seulement dans le dernier tiers du XVIIIème siècle que l'opéra, la musique symphonique et la musique de concert en général viendront la concurrencer.

C'est donc à partir du XIXème siècle que l'organiste se retrouvera dans cette position de solitaire. Gardons nous cependant d'oublier qu'avant de devenir célèbres la majorité des grands compositeurs de la seconde moitié de ce siècle et du début du nôtre ont été organistes : Gounod, Franck, Saint-Saëns, Fauré, d'Indy, Messager, Pierné, de Séverac, pour ne citer que des français, au point que l'on peut s'étonner qu'un Debussy, un Ravel, un Bizet qui n'étaient pas organistes, n'aient pas composé pour l'orgue!

Au XIXème siècle, pour s'en tenir à la France, la formation des futurs organistes ou maîtres de chapelle se faisait le plus souvent dans des écoles spécialisées ou en leçons particulières chez des organistes titulaires d'une tribune ou encore dans les maîtrises célèbres telles que celles de Dijon, Rouen, Monaco, Nantes, Saint-Brieuc, Rennes, etc... L'Ecole Niedermeyer1 à Paris fut la pépinière de toute une génération de maîtres de chapelle et d'organistes parmi lesquels il faut citer à nouveau Saint-Saëns, Fauré, Messager2, Büsser, Dallier qui devaient plus tard y devenir professeurs. Cette Ecole3 et son fondateur opérèrent une véritable révolution dans la musique religieuse en France : dans la première moitié du XIXème siècle, la musique religieuse était souvent représentée par des cantiques "dont la fadeur n'était surpassée que par le mauvais goût, par des adaptations des pires cavatines aux textes de l'office et par un accompagnement plutôt douteux du plain-chant."4 Niedermeyer reconstitua et fit éditer les œuvres des grands maîtres de la Renaissance (Vittoria, de Lassus, Palestrina...) Il suscita et fit connaître un répertoire nouveau et liturgique dû principalement à la plume d’anciens élèves. Et, il inaugura une méthode d'accompagnement du plain-chant fondée sur les intervalles qui caractérisent chaque mode grégorien. Une autre école attachée à la musique religieuse et à l'instruction des futurs organistes fut la Schola Cantorum créée par Vincent d'Indy, Alexandre Guilmant et Charles Bordes, en juillet 1894, qui, tout en poursuivant son existence, devait, en 1936, donner naissance à l'Ecole César Franck dirigée, avec les mêmes objectifs, par Marcel Labey et Guy de Lioncourt, grégorianistes fervents et éclairés.

Enfin, la classe d'orgue du Conservatoire Supérieur de Musique de Paris avec successivement Benoist, Franck, Widor, Vierne, Guilmant, Gigout et Dupré comme professeur donnaient dans leur enseignement une place importante à l'accompagnement du chant grégorien et à l'improvisation sur des thèmes liturgiques. Marcel Dupré n'a-t-il pas écrit un Traité d'accompagnement du chant grégorien?5 Et n'oublions pas l'Institut National des Jeunes Aveugles, à Paris, d'où sont sortis tant de bons artistes et qui peut se flatter d'avoir eu pour professeurs Marchal, Litaize, LangLais.

Voilà donc d'où venaient principalement ces organistes qui, nous le disions, occupaient une place en marge du monde de la musique à la fin du XIXème siècle jusque vers les années soixante. Sans même parler des plus connus déjà cités, beaucoup étaient des exécutants de talent, des esprits cultivés, de bons compositeurs respectueux de la vraie liturgie et tout dévoués au culte de l'église catholique, mais, encore une fois, bien souvent ignorés du public moyen et parfois même des fidèles paroissiens. Qui connaissait, dans ce public, les noms de ces excellents musiciens que furent Marc de Ranse, Joseph Noyon, Henri Nibelle, Henri Le François, Joseph Sanson, Albert Alain, Paul Berthier, Georges Jacob, Fernand de La Tombelle, Armand Vivet, Jean de Valois, Jean Felot, Léon Saint-Réquier, Achille Runner, Marcel Courtonne, Joseph Besnier, Louis Perruchot, Félix Raugel, Georges lbos... On ne peut tous les citer! Ils ont non seulement, de leur vivant, servi la liturgie mais ils ont laissé quantité d'œuvres de qualité qui, le plus souvent, dorment dans la poussière des bibliothèques paroissiales. On ne peut s'empêcher de déplorer l'indifférence et l'ingratitude de l'Eglise et de son clergé qui n'ont guère cherché à mettre à l'honneur ces bons musiciens tant qu'ils vivaient et qui, après le Concile se sont empressés de rejeter leurs oeuvres dans l'oubli et le mépris au profit d'élucubrations navrantes et pitoyables sans doute plus à la portée de leur pauvre culture!

Autre constatation : si Marcel Dupré fut, au cours de son existence, mondialement connu comme virtuose et comme improvisateur, est-il admissible qu'il ne soit par reconnu ni plus souvent cité comme l'un de nos plus grands compositeurs! N'est-il pas désolant que, pour se limiter à un seul de ses chefs d'œuvre, sa sublime Symphonie pour orgue et orchestre ne soit pas aussi connue et aussi souvent jouée que l'admirable Troisième Symphonie avec orgue de Saint-Saëns ou que n'importe quelle symphonie de Beethoven! Ainsi, même les plus grands parmi les organistes peuvent être marginalisés.

J'ai pu constater que l'on se fait, ou que se faisait, une idée erronée du personnage que représente l'organiste ; on se l'imagine comme un être éminemment sérieux, posé, religieux.6 Là encore l'image est fausse. Nombreux sont les organistes qui pourraient raconter quelques anecdotes ou mésaventures désopilantes dont ils furent les acteurs, parfois même à l'église. Saint-Saëns7 que l'on représente toujours comme un homme sévère, hautain, voire acariâtre, pouvait être follement gai et drôle. Emmanuel Fauré, fils de Gabriel, raconte qu'au sortir d'un dîner en compagnie de ses parents et de Saint-Saëns leur grand ami considéré comme de la famille, celui-ci et son père ayant trouvé leurs hôtes trop sérieux et s'étant ennuyés durant toute la soirée, se mirent, sur le chemin du retour, à pousser des cris d'animaux pour se défouler! Saint-Saëns pensait-il à son Carnaval ? Emmanuel Fauré raconte encore : "Dès que Saint-Saëns arrivait à la maison, c'était fête, nous lui sautions au cou..., il nous offrait de merveilleux cadeaux pour Noël..." Le talentueux organiste de Notre-Dame de Genève, René Livron, me racontait qu'avec ses chanteurs il avait baptisé le café situé en face de l'église "A l'abri du sermon". Non, les organistes n'engendraient pas la mélancolie! Mais l'orgue demeurait un instrument mystérieux, relégué le plus souvent tout en haut de l'église dans une tribune mal éclairée : un amalgame a pu se créer entre l'orgue et l'organiste, lui-même trop modeste pour se montrer et se contentant de sa "solitude" apparente.

Ces dernières années, l'orgue a bénéficié d'une vulgarisation certaine dans un sens positif. L'instrument est devenu moins mystérieux, plus accessible, plus familier. Si dans mon article " Orgue et Liturgie " je déplorais l'amoindrissement du rôle de l'organiste dans la liturgie, inversement il faut reconnaître que l'orgue est plus souvent présent dans les concerts et au cours des émissions radiophoniques. Grâce au disque les mélomanes ont un choix énorme d'interprétations. Dans ce domaine, Edouard Commette fut un pionnier; le disque a grandement contribué à faire connaître Marchal, Litaize, Langlais, Walcha, Chapuis... et par conséquent leur instrument.

Cette heureuse vulgarisation a commencé, à Paris, avec Norbert Dufourcq et ses mémorables concerts d'orgue qu'il organisait et commentait au Palais de Chaillot où il invita les plus grands virtuoses à se produire. Moins régulièrement, et d'une manière moins spectaculaire, Guy Lambert8 faisait de même à la salle Pleyel. L'exemple fut suivi en province. A Chaillot ou à Pleyel, le public voyait l'organiste sur la scène, la console étant mobile ; pour beaucoup d'auditeurs, ce fut une découverte. Mais, actuellement à Paris, il n'y a plus de salle de concerts pourvue d'un orgue sauf à la Maison de la Radio. Celui de Chaillot est parti à Lyon, Salle Maurice Ravel (la grande salle elle-même a été divisée) ; celui de Pleyel a été démoli ; celui de la salle Gaveau a été vendu à l'église de la commune de Saint-Saëns en Normandie : il n'en subsiste que la façade factice et simplement décorative. Il en va différemment fort heureusement en province et à l'étranger9. Là encore on peut remarquer un contraste étonnant : si l'orgue est connu par un public plus étendu, curieusement on appelle orgue des instruments produisant sur trois ou quatre octaves des sons qui ne sont que la caricature des sonorités de l'orgue. Ces instruments insignifiants sont hélas répandus dans trop d'églises ; il existe pourtant des orgues de synthèse d'importance variable qui, à défaut d'un orgue à tuyaux10, évoquent correctement le "Roi des instruments" et produisent des sonorités de qualité. Mieux encore, au-delà de l'électronique, l'orgue à ordinateur digital restitue d'une manière assez extraordinaire le son des vrais tuyaux d'orgue mémorisés dans un ordinateur. Ce procédé est adapté sur des instruments de toutes dimensions qui peuvent convenir à des églises réduites, à de petits budgets et à de modestes organistes amateurs car la qualité du son reste la même quelle que soit l'importance de l'instrument ; seuls varient le nombre des claviers et des jeux et par conséquent la diversité des sonorités et la puissance. Le public s'étant familiarisé avec l'orgue, de ce fait l'organiste est lui-même devenu plus familier au même titre que d'autres instrumentistes. J'expliquais dans mon article déjà cité que la plupart des organistes se désintéressant de la pauvre liturgie actuelle se consacrent davantage aux récitals qui leur donnent l'occasion de faire connaître leur instrument au public même si, dans la plupart des cas, eux-mêmes restent cachés. En plus de ces récitals d'orgue, les concerts de musique religieuse avec chœur, orgue et souvent l'orchestre se sont multipliés dans les églises. Là encore, l'organiste est donc présent et se confond avec les musiciens de l'orchestre qu'il côtoie volontiers sur un pied d'égalité.

Quant à la formation actuelle des futurs organistes, si on la compare à la forme d'enseignement d'autrefois décrite ci-dessus, elle est bien différente mais florissante. Grâce à la multiplication des conservatoires de musiques municipaux ou régionaux, les classes d'orgue sont devenues nombreuses (plus de soixante en France) ; elles forment très correctement les futurs organistes amateurs ou professionnels et ont donc créé des postes de professeur. Parallèlement les leçons particulières ont peut-être diminué mais ces professeurs-organistes se découvrent une raison supplémentaire de sortir de l'isolement où se cantonnaient leurs aînés, se retrouvant au même rang que les autres instrumentistes enseignant dans l'établissement.

Le monde, la société évoluent rapidement depuis quelques quarante années ; les mœurs changent. Il était normal que le "monde des organistes" se transforme aussi. Pour une grande part, on ne peut que s'en féliciter puisque le "Pape des instruments" comme disait Liszt a étendu son règne, trouvant ainsi une compensation à son déclin -bien provisoire, espérons-le- dans la liturgie.

Joachim HAVARD DE LA MONTAGNE (1993),
Maître de chapelle de l’église de la Madeleine, Paris VIII°,
organiste de Sainte-Marie-des-Batignolles, Paris XVII°,
ancien Secrétaire de l’Union des Maîtres de Chapelle et Organistes

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1) Louis Niedermeyer, né à Nyon (Suisse) en 1802, fonda en 1853 cette école sous le nom de "Ecole de Musique classique et religieuse." [ Retour ]

2) André Messager, plus connu comme compositeur d'opéras et d'opérettes et chef d'orchestre, fut organiste à Saint-Sulpice puis Saint-Paul-Saint-Louis et enfin à Sainte-Marie-des-Batignolles. [ Retour ]

3) II n'est pas inutile de rappeler qu'avant l'Ecole Niedermeyer Alexandre Choron (1771-1834) avait le premier fondé, en 1817, sous la Deuxième Restauration, une Institution Royale de musique classique et religieuse établie à Paris, 69 rue de Vaugirard. Cette institution eut également une grande influence dans le renouveau de la musique religieuse en France. On pouvait y entendre là, sorties de l'oubli, des compositions de Bach, Haendel et Palestrina notamment. La Révolution de 1830 et ses réformes eurent raison de cette école qui dut fermer ses portes. Plusieurs éminents organistes et maîtres de chapelle y furent formés : citons Louis Dietsch (1808-1865) qui notamment fut maître de chapelle à l'église de la Madeleine à Paris (1850-1865); Hippolyte Monpou (1804-1841) organiste parisien avant de se tourner vers l'opéra; Adrien de La Fage (1801-1862), maître de chapelle de St-Etienne-du-Mont où il introduisit l'orgue de chœur pour accompagner le plain-chant; Nicolas Collet (né en 1810), maître de chapelle de St-Séverin (1843), ainsi que bien d'autres artistes tels que Scudo, Wartel, Boulanger-Kunzé, Jansenne, Nicou, Mmes Clara Novello et Stolz... (NDLR). [ Retour ]

4) Préface d'André Messager in L'école Niedermeyer, Editions Margueritat, Paris, 1928. L'Histoire est un perpétuel recommencement! Cela donne espoir pour sortir du marasme actuel et de la médiocrité de la liturgie dite "post-conciliaire" [ Retour ]

5) Edition Leduc, Paris, 1937. [ Retour ]

6) Beaucoup s'imaginent aussi que les Religieux ne sont pas gais et pourtant ne dit-on pas "un saint triste est un triste saint"? [ Retour ]

7) Rappelons que Saint-Saëns fut organiste successivement à Saint-Merry, puis, pendant près de vingt ans, à l'église de la Madeleine à Paris. [ Retour ]

8) Guy Lambert (1916-1971), élève de Charles Koechlin, ainsi que de Nizan, Dallier et Vierne pour l'orgue fut tout d'abord organiste de St-André à Lyon avant de devenir maître de chapelle de St-Laurent à Paris, de 1938 à 1971. (NDLR) [ Retour ]

9) En Allemagne, les salles de concert pourvues d'un orgue sont nombreuses. Rappelons aussi le Kursaal à Genève, le Royal Albert Hall à Londres. Aux USA, on peut écouter l'orgue non seulement dans plusieurs salles, mais aussi dans de grands magasins tels que l'orgue Wanamaker de Philadelphie, orgue gigantesque de 451 jeux et 6 claviers! [ Retour ]

10) L'orgue à tuyaux n'est pas à la portée de toutes les bourses et on peut ne pas disposer d'un emplacement suffisant à son installation. [ Retour ]

Voir également l'article : Orgue et liturgie, du même auteur.

 


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