Papotier, gueulard et autres curiosités de buffets d'orgues


 

Plusieurs buffets d'orgues anciens (Avesnières/Laval dans la Mayenne, Strasbourg, Metz...) étaient dotés de personnages grotesques qui, grâce à d'ingénieux mécanismes, ouvraient la bouche, adoptaient d'étranges attitudes ou produisaient des sons perçants qui intriguaient fort les fidèles. Voici quelques éléments glanés au sujet de ces attractions.

 

Dans le Nouveau manuel complet du facteur d'orgues de M.-P. Hamel (Paris, Roret, 1849), on lit :

 

     « Souvent on orna les tuyaux en montre de peintures et de dorures ; les bouches en furent converties en têtes de lions. On voit encore de ces tuyaux peints et dorés dans l'orgue de Gonesse, près de Paris. Dans celui de la cathédrale de Tours, il s'en trouve qui sont à facettes triangulaires, et d'autres qui forment des colonnes torses. Mais on a été plus loin, on a converti en un véritable théâtre de marionnettes l'instrument destiné, par sa puissance et sa majesté, à contribuer aux solennités du culte divin. Dans ce ridicule spectacle, les figures d'anges jouaient un grand rôle. On leur mettait à la main des trompettes qu'elles se portaient à la bouche pour les faire sonner ; d'autres frappaient sur des tambours, des timbales et des carillons. Au milieu de ce chœur céleste s'élevait un grand ange qui battait la mesure. Autour d'eux s'agitaient des étoiles argentées, la lune et le soleil brillant d'or, tournaient sur des axes qui mettaient en mouvement une multitude de grelots et de sonnettes pendant que des coucous, des rossignols et autres oiseaux mêlaient leurs chants à ces bruits confus, et qu'un aigle planait au-dessus...

     Seidel rapporte que dans certains orgues on trouve un registre destiné à faire éprouver une petite mystification aux personnes qui, par désœuvrement, s'amusent à tirer les registres : quand elles touchent à un certain bouton dont l'étiquette peut exciter leur curiosité, une grande queue de renard leur saute à la figure. À la tribune de l'orgue de la cathédrale de Barcelone, on voit une tête de Maure suspendue par son turban. Lorsque les jeux les plus doux se font entendre, la figure frémit ; mais si les sons augmentent de force, ses yeux roulent dans leurs orbites, ses dents s'entrechoquent, et toute la face est en proie à d'horribles convulsions. Le mécanisme qui produisait ces effets a été supprimé.

     L'orgue de la cathédrale de Beauvais, qui datait du temps de François I", était surmonté, dit-on, d'une figure colossale de Saint-Pierre, qui, le jour de la fête patronale, donnait au peuple la bénédiction en agitant la tête et en roulant les yeux. On concevra cette fantasmagorie à une époque où l'on faisait tomber de la voûte des cathédrales des étoupes enflammées pour figurer la descente du Saint-Esprit sur les apôtres le jour de la Pentecôte ; mais on croira difficilement que de nos jours on ait placé dans l'un des plus beaux instruments qui existent et aux portes de la capitale, des cylindres de papier remplis de pois secs pour imiter le bruit de la grêle ! Hâtons-nous de dire que l'habile facteur à qui l'on doit cet orgue magnifique, n'est point complice de ce larcin fait à l'olympe de l'Opéra. » (p. L-LI)

 

Dans Le Ménestrel du 22 août 1897, on trouve le recensement suivant :

 

     « Les tètes automatiques, appendues aux orgues des églises et grimaçant au gré de l'organiste, qui en réglait le mouvement à l'aide d'un registre, étaient autrefois assez fréquentes. Elles appartenaient à l'attirail grotesque et démoniaque dont les artistes anciens se plaisaient à décorer les monuments religieux ; parfois aussi ces masques animés représentaient ou symbolisaient un ennemi vaincu, un malfaiteur puni, ou simplement un personnage populaire de la contrée. On ne saurait définir leur but, car il est peu probable crue l'autorité ecclésiastique les ait établis en ses temples pour le simple divertissement des fidèles ou l'effroi des enfants. Aussi bien, il faut se rappeler que les orgues furent longtemps proscrites des églises, en certains endroits, « comme détournant les fidèles du recueillement » ; ce ne fut qu'au seizième siècle qu'on se décida à les adopter généralement. Quoi qu'il en soit, ces têtes existaient, et cela nous suffit. Il en existe même encore quelques-unes, dont une de dimensions colossales, entre les deux tourelles de l'église paroissiale de la petite ville de Neustadtan-der-Harth, dans le Palatinat. C'est probablement l'une des dernières en Allemagne, où ces épouvantails étaient fort répandus, ainsi qu'en Hollande. En Espagne, on peut voir en plusieurs églises des têtes automatiques, — des têtes de Maures, surtout, — inspirées par la haine des populations indigènes contre les anciens envahisseurs du sol ibérique. A l'époque où les chrétiens d'Espagne s'affranchirent de la domination infidèle, on les vit, on effet, suspendre aux murs des églises, à la fois comme trophées et comme ex-voto, les têtes sanglantes de leurs ennemis : mais ces dépouilles hideuses, ne pouvant souiller toujours le lieu sacré, furent bientôt remplacées par des effigies dont on ne se fit pas faute d'exagérer les traits. Telle la tête de Maure — la cabezza del Moro — dans la cathédrale de, Barcelone. Son mécanisme a été détruit, mais l'expression de sa figure, au repos, fait deviner les horribles et symboliques convulsions qui l'agitaient, alors que l'organiste déchaînait sur la foule le torrent impétueux de ses inspirations.

     En France, les têtes automatiques, quoique moins nombreuses, étaient signalées en plusieurs endroits à la fin du siècle dernier. Actuellement on en connaît quatre, dont trois, parfaitement conservées, et fonctionnant encore, dans la belle église romane de Savin en Lavedan (Hautes-Pyrénées). Attachées à la partie inférieure du buffet des orgues, elles roulent les yeux, et leurs mâchoires s'entrechoquent. Le spectacle est saisissant, et l'on comprend l'émoi qu'il devait jeter dans les âmes naïves du temps jadis. Mais le plus curieux spécimen du genre est celui qui complète la tétralogie des masques français. Il était autrefois attaché au buffet des orgues de l'église des Augustins, à Montoire, et maintenant il figure dans la collection d'un archéologue à Vendôme. Ce masque incarne un type demeuré légendaire dans la contrée, Gallima, dépeint par Rabelais sous le nom de Manduce, et qui était représenté, en plusieurs villes et villages du Vendômois, « comme une effigie à masque humain, ayant d'amples mâchoires et de grandes dents, que les anciens, aux jours de fête, portaient en pompe, « en lui faisant ouvrir et fermer une grande g... » […] Quand le registre spécial donnait, c'étaient des contorsions où le comique se mêlait à l’horrible ; les yeux roulaient, louchaient, sortaient de leur orbite ; et le vacarme redoublait. La foule était atterrée ; les femmes se cachaient la figure dans leurs mains, les enfants criaient, pleuraient, et les hommes, si sceptiques qu'ils pussent être, — en admettant qu'il y eût alors des hommes sceptiques — sentaient leur monter au coeur un frisson dont ils ne pouvaient se défendre. Les temps sont changés. Maintenant, Gallima n'inspire plus la terreur ; il est un sujet d'amusement, et ses grimaces n'effraient Plus que les petits enfants, aux yeux desquels on lui fait jouer le rôle de croquemitaine. » (Edmond Neukomm, « Les têtes automatiques aux buffets des orgues d'églises », p. 268-269). 

 

Papotier d'Avesnières, daté de 1590
(coll. Musées de Laval) DR.

Au sujet de quelques têtes et du « papotier d'Avesnières » :

 

     « L'orgue de Strasbourg (1489), jaloux sans doute du voisinage de l'horloge à figures mécaniques, avait deux automates; les orgues de Reims (1481) et d'Orléans, étaient couronnées par une statue de Dieu le Père, ayant à ses côtés deux chœurs d'anges sonnant de la trompette à Delft (1455) s'agitait une grosse caisse avec des grelots; à Beauvais (vers 1530) une figure colossale de Saint Pierre donnait, du haut de l'orgue, la bénédiction au peuple, en agitant la tête et en roulant les yeux; à Munster (1579) un jeu mettait en mouvement une statue de la Vierge et trois étoiles ayant des sonnettes à leurs pointes, à Saint-Pierre de Berlin, un grand aigle planait devant la lune et le soleil enfin, dans notre ancienne ville d'Angers (1417), des jeux d'étoiles dorées et argentées tournaient sur un axe à l'orgue de la cathédrale, tandis que deux anges sonnaient de la trompette à la collégiale de Saint-Nicolas. [...] Les seuls spécimens connus ou étudiés jusqu'ici sont une tête mauresque, à la cathédrale de Barcelone ; une tête grotesque provenant d'un couvent des Augustins à Montoire ; une autre tête venant probablement de l'ancien orgue de la cathédrale du Mans, trois têtes existant encore au buffet de l'orgue de l'abbaye de Saint-Savin de Lavedan (Hautes-Pyrénées) et enfin une tête grotesque provenant de l'ancien orgue d'Avesnières dont nous allons parler. 

     M. de Salies s'est livré à une longue, très longue dissertation sur l'origine, l'historique et le symbolisme des têtes de Barcelone, de Montoire et de Saint-Savin ; nous ne suivrons point cet érudit, d'ailleurs sympathique, dans ses déductions hasardées, attendu que, comme il le dit lui-même très modestement, sa conclusion est tout simplement un aveu d'ignorance. Toutefois, diverses affirmations ont été émises dans cet écrit, et dans une communication faite par le même auteur, à la Revue des Sociétés Savantes, qui doivent être refutées. Les têtes de Saint-Savin, dit-il, ont été accrochées sous Louis XV, c'est inexact, les têtes ont la même origine que l'orgue qui porte la date de 1557.

     On tirait un registre, dit plus loin M. de Salies, pour faire mouvoir ces têtes, dont les mâchoires s'entrechoquaient lorsque les chants sacrés se faisaient entendre et lorsqu' on posait les doigts sur le clavier. Le mot registre est d'abord absolument impropre là, comme ailleurs, c'était un simple mouvement de bascule qui faisait mouvoir la mâchoire et les yeux de la tête, au gré de l'organiste, et non pas seulement quand les chants sacrés se faisaient entendre ; par conséquent la mâchoire inférieure, qui s'ouvrait et se fermait avec fracas, restait immobile, contrairement à ce qu'en dit notre auteur, lorsqu'on posait les doigts sur le clavier de l'instrument. Voici la description de ces mêmes têtes, d'après le Bulletin Monumental.

     Au-dessus d'un échafaudage en bois sur lequel est établi l'orgue de Saint-Savin, dit M. Paul Lafond, se trouvent placées sur une même ligne, mais espacées entre elles, trois têtes grimaçantes, aux yeux et à la mâchoire inférieure mobiles autrefois, mais dont le mécanisme ne marche plus aujourd'hui, sculptées en ronde bosse et enfermées chacune dans une sorte d'encadrement de bois, comme les têtes, et très en saillie sur le reste de la construction » Cette description, qui peut s'appliquer presque entièrement aux autres têtes, a l'avantage d'être sobre mais elle a l'inconvénient de ne rien expliquer. Le petit orgue de N.-D. d'Avesnières, près Laval […] A cet orgue, était attachée, comme à Montoire, à Barcelone et ailleurs, une tête grotesque justement appelée par le peuple « le papotier d'Avesnières » du vieux mot latin pappare, qui signifie saisir avec les lèvres et indique parfaitement l'action de la mâchoire inférieure. Le papotier d'Avesnières ne le cède en rien pour la laideur à ses confrères de Montoire et de Barcelone : un des yeux tourne de haut en bas, tandis que l'autre, par un strabisme inédit, remue de droite à gauche. La mâchoire inférieure s'ouvre dans un hiatus effrayant, et l'ensemble, sculpté en plein bois, par une main ferme, nous fournit un vrai modèle d'une tête grotesque telle que l'entendaient les sculpteurs du XVIe siècle. […] (Jules Planté, La facture d'orgue au XVIè siècle, Laval, Moreau, 1889, p. 31-38)

 

     « Dans bon nombre d'orgues de cette époque, il y avait une partie automatique qui s'appelait le « papotier ». Pendant le jeu de l'instrument des personnages placés sur les colonnettes s'agitaient mécaniquement, battant la mesure, ou dansant, ou tournant, ou remuant les mâchoires ; simple amusement pour la foule. Ces « hors texte » de l'orgue sont depuis longtemps tombés en désuétude ; ils se sont réfugiés sur les orgues de foire de Gavioli pour la joie des enfants. » (René Delaunay, « L'orgue, son histoire de l'Antiquité à nos jours », in : Mémoires de l'Académie nationale de Metz, 1933, p. 265).

 

Au sujet de l'orgue de la Cathédrale de Strasbourg :

 

     « A gauche se tient un trompettiste dont le bras droit articulé lui permet de porter son instrument à sa bouche, et à droite est posté le marchand de bretzels à la barbe noire, à l'épaisse moustache et aux longs cheveux ; par un ingénieux système de tringles actionné de la tribune, il tourne la tête vers la gauche en ouvrant la bouche et en tirant la langue. C'est lui, le fameux « Rohraffen ». (Robert Pfrimmer, « Les nouvelles grandes orgues de la cathédrale de Strasbourg », in : Bulletin de la cathédrale de Strasbourg, t. 15, 1982, p. 80).

 

     « Quel spectacle curieux devait être cette foule, tournée, pour se distraire des longs offices, vers le buffet polychrome du grand orgue, où les Rohraffen, grandes figures grotesques d'hommes et d'animaux, violemment enluminées, bizarrement articulées, et manœuvrées à l'aide de cordes par des compères cachés, chantaient, criaient et ricanaient, faisaient intermède avec les jeux d'anches et de voix célestes ! » (Paul Léonard, « Strasbourg, la cathédrale sauvée » in : Etudes, Paris, Retaux, t. 189, octobre 1926, p. 461).

 

     « Les Roraffen sont des statues de bois peintes qui autrefois logeaient à la base de l'orgue ; elles sont au nombre de trois : un manant portant chapeau aux couleurs de la ville de Strasbourg, un homme de cour jouant de la trompette, et, au centre, un Samson ouvrant la gueule d'un beau lion doré.

     Oh ! mais je l'ai vu dans le défilé, ce beau lion doré. — Chaque statue, sorte d'automate, était mise en mouvement par un jeu de l'orgue. A l'occasion de certaines fêtes, un homme se dissimulait à la tribune et, sous la protection des Roraffen, pouvait faire à haute voix toutes les réflexions qui lui passaient par la tête, interpeller les fidèles, couper la parole au prédicateur, chanter des chansons plus ou moins décentes ; en un mot, c'étaient plus que des pitreries : du scandale. Heureusement, on a compris quel manque de respect c'était pour le Saint Lieu, et l'on a rendu muets les seigneurs Roraffen. » (A.-M. Vix-Beulay, La cathédrale et les enfants, Strasbourg, 1932, p. 62-63).

 

     « On hissa la tribune avec sa balustrade et ses célèbres figures mécaniques, « les Roraffen », à la sixième fenêtre du mur nord de la haute nef. Le XIVè siècle aimait ces figurines grimaçantes. A droite de la base, un soldat agitait fiévreusement une trompette qu'il embouchait et à gauche, un marchand de « brettstelles » baillait, criait et remuait le bras droit ; enfin au centre en cul-de-lampe, sous le grand pendentif, Samson ouvre la gueule d'un lion mugissant. Les leviers qui commandaient tous ces mouvements étaient rattachés aux pédales de l'orgue qui en jouant les animait. Ces automates complétaient admirablement ceux de l'horloge astronomique et amusaient les fidèles. Mais en 1490, le célèbre prédicateur Geiler de Kaysersberg s'élevait avec véhémence contre l'abus qu'on en faisait. A la vigile de la Pentecôte les fidèles se réunissaient la nuit dans la chapelle Ste Catherine. Mais, rapportent les chroniques, cette veille au lieu de servir à la prière dégénéra ; on y buvait et s'amusait. Geiler supprima la vigile, mais non les Roraffen. Tandis que les paroisses des environs de Strasbourg se rendaient le jour de la Pentecôte avec leurs reliques à la Cathédrale, un loustic se cachait derrière les statues des Roraffen et accompagnait leurs mouvements désordonnés de chants profanes, qu'il criait à haute voix pour troubler les hymnes des pèlerins et se moquer d'eux. D'où le nom de Roraffen « singes hurleurs ». « Il tournait la dévotion des arrivants en distraction, leurs pieux soupirs en rire. Il troublait les clercs qui psalmodiaient l'office et créait une abominable et exécrable perturbation. » En 1500, Geiler présente au Magistrat de la Ville une requête sévère où au 16e article il précise que le Roraffe crie, gesticule et hurle pendant la Grand-messe, les vêpres et les complies et même lorsque l'évêque confirme et prêche au peuple. M. Claus Reinbolt émet l'hypothèse que le farceur se cachait derrière les tuyaux du positif et qu'il renforçait le ton de ses paroles par un porte-voix. Le peuple de l'époque ignorait l'endroit secret où se cachait l'importun. Les figurines originales nous sont parvenues et sont exposées au Musée de l'Œuvre Notre-Dame. » (André Glory, « E.-A. Roethinger, facteur d'orgues alsacien » in : La vie en Alsace, n°1, Strasbourg, 1936, p. 132-133).

Documentation recueillie par Olivier Geoffroy

 

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