Les organistes français
et l’application du Concile Vatican II


On entend souvent dire que le Concile Vatican II a signé l’arrêt d’une musique liturgique de qualité. S’il est vrai qu’aujourd’hui le chant grégorien a disparu sur la quasi totalité du territoire français, c’est dès la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’avec le souci de faire davantage participer l’assemblée, les premiers " cantiques-minute " ont fait leur apparition. Le Centre de Pastorale Liturgique qui a longtemps oeuvré en retrait a vu son prestige augmenter au fur et à mesure que le Concile se rapprochait jusqu'à devenir " Instance officielle ". Dans son sein, des prêtres musiciens dont la formation en écriture musicale était bien souvent succincte, ont publié des chants de facture populaire et simpliste. Une partie du clergé, manquant de discernement, a cru bon de faire la sourde oreille lorsque maîtres de chapelle et organistes confirmés s’alarmaient de la pauvreté de cette production. Soyons justes : avant eux, les chants de pèlerinages et de mission n’étaient pas tous des chefs-d'œuvre !

Mais, à côté des chants " d’action catholique ", qui , du reste, n’avaient en aucun cas leur place dans la liturgie dominicale, depuis la fin du XIXè siècle jusque dans les années 1950-60, des cantiques en français dus à la plume de compositeurs patentés n’ont pas toujours rencontré le succès qu’ils méritaient. On peut penser aux oeuvres de Charles Bordes, Henri Élie, Georges Renard, Georges Jacob, Dom Clément Jacob, Henri Potiron, Alexandre Cellier, Eugène Lacroix, René Blin, Léon Saint-Réquier, Félix Raugel, Jean Pergola, Louis Morand, les abbés Delporte, Courtonne et Delépine et tant d’autres qui, à travers les revues périodiques de musique religieuse (La Petite Maîtrise, La Tribune de Saint-Gervais, Musique Sacrée, Musica Sacra...), tentaient de renouveler sans concessions à la facilité le répertoire paroissial.

On n’oubliera pas, en outre, le travail mené par les institutions de grande réputation comme l’Union des Maîtres de chapelle et Organistes, la Schola-Cantorum, l’Ecole César Franck, l’Institut Grégorien de Paris, qui, soit par l’enseignement rigoureux ou les publications, servaient la formation initiale et continue des musiciens d’église. On sait peu que les célèbres organistes Gaston Litaize et Jean Langlais ont composé nombre de cantiques en français pour la liturgie...

Sur le plan historique, le Motu proprio du pape Pie X "Tra le sollecitudini" du 22 novembre 1903 sur la musique sacrée prévalut durant la première moitié du XXè siècle :

" 15. Quoique la musique propre de l’Eglise soit la musique purement vocale, cependant l’on permet aussi la musique avec l’accompagnement d’orgue. En certains cas particuliers, l’on admettra aussi d’autres instruments, dans de justes limites et avec les précautions convenables, mais jamais sans une autorisation spéciale de l’Ordinaire, selon la prescription du Cérémonial des évêques.

16. Comme le chant doit toujours primer, l’orgue et les instruments doivent simplement le soutenir, et ne le dominer jamais.

17. Il n’est pas permis de faire précéder le chant de longs préludes ou de l’interrompre par des morceaux d’intermèdes.

18. Le son de l’orgue dans l’accompagnement du chant, dans les préludes, intermèdes et autres morceaux semblables, doit non seulement conserver le cachet propre à cet instrument, mais encore participer à toutes les qualités de la vraie musique sacrée, qualités précédemment énumérées.

19. L’usage du piano dans l’église est interdit. [...] "

Dans les années 1950, on reconnaissait encore à l’organiste et aux chanteurs liturgiques une égale dignité tout en prenant conscience qu’une évolution, déjà, se faisait jour et que de nombreux chants du dimanche étaient loin de posséder les qualités musicales du plain-chant :

" Avec la schola et l’assemblée, l’organiste aussi doit " chanter " car son rôle, dans la liturgie solennelle est incontestable. Il a un rôle important, soit qu’il soutienne soit qu’il prolonge le chant liturgique. [...] Qu’on n’entende pas par là nécessairement un virtuose de l’instrument mais un musicien qui sait de quoi il joue, ce qu’il joue et où il joue. [...] De plus en plus les vrais organistes se raréfient, les orgues en bon état aussi du reste. [...] Si l’on admet son rôle réel dans l’office, accordons-lui le temps de tenir un discours décent. Combien d’organistes ne sont que les accompagnateurs fatigués de cantiques insignifiants ou des exécutants bridés ou réduits à un " petit " service dont se contenterait à peine un apprenti de la Méthode Rose ! " 

[Abbé Jean Mary, "A propos de la Grand-Messe, qui doit y chanter ? ", La Semaine religieuse du diocèse de Nancy et de Toul, Nancy : Vagner, 1959, p. 361]

Le rôle privilégié de l’orgue dans le culte fut cependant maintenu jusqu’au concile Vatican II, en dépit de la petite concession au progrès que représentait l’autorisation d’introduire des orgues électroniques dans les paroisses sans grands moyens. L’instrument se vit une dernière fois rendre les honneurs dans l’Instruction sur la Musique Sacrée et la Sainte Liturgie de septembre 1958 (pape Pie XII) :

" 61. L’instrument de musique liturgique principal et solennel de l’Eglise latine a été et demeure l’orgue classique, ou à tuyaux. [...]

63. Outre l’orgue classique, on admet aussi l’usage de l’instrument appelé harmonium ; à cette condition que, par la qualité des jeux et l’ampleur du son, il réponde à l’usage sacré.

64 Cet orgue simulé qu’on appelle " électronique " peut être toléré temporairement dans les actions liturgiques, lorsqu’on manque de ressources pour acquérir un orgue à tuyaux, même petit. [...]

65. Ceux qui jouent des instruments dont il est question aux nos 61-64, doivent être assez experts dans l’art de jouer ou d’accompagner les chants sacrés ou les concerts de musiciens, ou de jouer harmonieusement de l’orgue seul ; en outre, comme il est très souvent nécessaire d’improviser au cours des actions liturgiques, en accord avec les différents moments de cette action, ils doivent être au courant, en théorie et en pratique, des lois qui commandent l’orgue et la musique sacrée en général. [...] "

Peu de temps après, la guitare et les percussions firent leur entrée dans le culte et l’orgue fut délaissé dans de nombreuses paroisses. Une telle éviction, heureusement plus limitée de nos jours, n’avait pas de raison d’être puisque rien n’y faisait allusion dans les actes du Concile:

" La quasi-disparition d’une musique d’église de qualité se place sous l’autorité d’un Concile qui a prescrit très exactement le contraire. "

[Jacques Chailley, Propos sans orthodoxie et autres chroniques impertinentes sur la musique d’hier et d’aujourd’hui (1950-1988), Paris : Zurfluh, 1990, p. 132]

Le latin était devenu impopulaire. La facture complexe du grégorien ainsi que l’absence de mesure précise entraînaient parfois des difficultés d’interprétation vocale. Dès les années 1920, les autorités ecclésiastiques avaient pourtant essayé de trouver des solutions pour que les fidèles puissent s’approprier le chant traditionnel de l’Eglise :

" 86. Dans l’exécution du plain-chant, il faut éviter deux défauts : une lenteur exagérée, et la précipitation. On doit observer le sens grammatical et les règles de l’accentuation.

Pour faciliter, surtout aux fidèles, l’exécution du chant grégorien, les Ordinaires peuvent approuver le livre reproduisant ce chant avec des notes musicales modernes, pourvu que, par ailleurs, il soit conforme en tout à l’édition typique, ou aux mélodies approuvées.

Aux mêmes conditions, et afin de permettre aux chantres de rendre fidèlement les mélodies grégoriennes, les Ordinaires ont le droit d’autoriser, chacun pour son diocèse, l’impression du chant grégorien auquel on aurait ajouté, d’autorité privée, des signes rythmiques. "

[R.P. Joseph Haegy, Manuel de liturgie et cérémonial selon le rit romain, Paris : Gabalda, 1922, p. 367]

Dans un but pastoral, les curés n’acceptaient plus que des cantiques qui ne nécessitaient pas de répétitions afin que même le moins musicien des fidèles puisse chanter. Ce faisant, c’est à l’intelligence des fidèles qu’ils faisaient injure :

" Il s’agit, dit le Cardinal Sarto, futur Pie X, d’élever le peuple et non pas de l’entretenir dans un niveau inférieur.

On abuse de ce mot de peuple, en réalité le peuple se montre bien plus sérieux qu’on ne le croit d’ordinaire, il goûte fort bien les musiques vraiment sacrées et ne cesse nullement de fréquenter les églises où elles s’exécutent " 

[Abbé Jean Mary, " A Propos de la Grand-Messe, que doit-on chanter ", La Semaine religieuse du diocèse de Nancy et de Toul, 1959, p. 395]

Bien entendu, la période troublée qui suivit le Concile, avec des expériences plus ou moins réussies affecta de nombreux organistes :

" L’Eglise d’aujourd’hui et celle de demain ont-elles encore besoin d’organistes comme par le passé ?

A la question ainsi posée, les faits répondent parfois douloureusement : organistes découragés, parce qu’ils ont l’impression (et c’est parfois une réalité) qu’il n’y a plus de place pour eux dans les cérémonies liturgiques ; la parole et le chant ont tout envahi ! Organistes profondément inquiets, parce qu’ils se demandent si, après avoir dépensé temps, force et argent pour mettre leurs talents au service de l’Eglise, ils ne seront pas réduits à les enfouir et finalement à abandonner leur fonction, en ayant au coeur l’amertume d’un échec dans le dialogue que l’Eglise d’aujourd’hui souhaite au contraire engager avec tous les hommes ! [...]

D’une enquête faite dernièrement auprès des organistes d’une grande ville de France, une conclusion se dégage : pour la majorité d’entre eux la réforme de la musique sacrée n’a été pratiquement présentée que sous l’angle douloureux : " Il y a des sacrifices à faire ! " Aux questions précises : " Etes-vous aidés pour mieux connaître votre fonction d’aujourd’hui ?... pour mieux découvrir les riches possibilités d’avenir ? ", la réponse se réduit souvent à un point d’interrogation ou à un non catégorique. "

[H. Cousin, " Les Organistes et la réforme liturgique ", Notes de Pastorale liturgique, n° 69, août 1967, p. 13]

Les sessions estivales et les formations offertes dans les différents diocèses permirent d’arrêter l’hémorragie qui guettait les tribunes paroissiales, mais le grégorien fut dans une large mesure abandonné, au grand dam des accompagnateurs, improvisateurs et compositeurs qui puisaient leurs thèmes dans ce répertoire :

" Nous devrions être heureux et fiers d’être bénéficiaires d’un tel héritage que nous ont légué nos ancêtres et qu’ont si magnifiquement restauré, avec une conscience et une compétence reconnue de tous, les bénédictins de Solesmes. Le graduel 800, chef-d'œuvre de cette restauration du chant grégorien, a été liquidé en un temps record et remplacé par des tonnes de fiches numérotées au milieu desquelles le pauvre organiste-accompagnateur perd son latin, c’est le cas de le dire. "

[Frédéric Blanc, Maurice Duruflé, souvenirs et autres écrits, Biarritz : Séguier, 2005, p. 161]

Durant des siècles, le chant grégorien, patrimoine incomparable fut quasiment la seule expression musicale de l’Occident et le terreau sur lequel s’appuyèrent la musique profane et les commencements de la polyphonie. En dépit du laïcisme quelque peu outrancier de notre époque, c’est le monde profane qui a récupéré ce patrimoine incomparable dont l’Eglise se devait d’être le gardien (musicologues, groupes vocaux, " chœurs grégoriens ").

Maurice Duruflé (1902-1986), dans son Requiem (1947), avait employé la musique grégorienne en respectant au mieux sa pureté et sa souplesse rythmique, mettant à profit les explications qu’il tenait d’Auguste Le Guennant, directeur de l’Institut grégorien de Paris :

" Il m’expliqua la théorie de l’interprétation des bénédictins de Solesmes, l’emplacement de l’ictus rythmique, non pas nécessairement sur l’accent tonique latin, mais plus volontiers sur la dernière syllabe du mot. [...] Dans cette interprétation de la rythmique grégorienne, il n’y a plus, pour ainsi dire que des temps faibles. La merveilleuse ligne grégorienne et le texte latin prennent une souplesse et une légèreté d’expression, une retenue et une douceur immatérielle qui la libèrent du cloisonnement de nos barres de mesure. De plus, l’alternance irrégulière des groupes binaires et ternaires, basée sur une unité de valeur invariable, donne au rythme musical, une diversité et un renouvellement constant. "

[Ibid., p. 200]

Et l’on comprend mieux la frustration qu’il ressentit lorsque seuls les cantiques des années 1970 furent livrés à son inspiration, comme à celle de tant d’autres...

Après avoir connu de nombreux abus et imperfections (même si tout ne fut pas mauvais au cours des quarante dernières années ; gardons-nous du manichéisme), il n’est donc pas interdit d’espérer un renouvellement du répertoire chanté dans les églises ainsi que la reconnaissance du rôle des musiciens dont le ministère s’exerce au sein du culte catholique.

Olivier Geoffroy

 


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