SOUVENIRS de Gabriel Fauré 1

Gabriel Fauré - Photo G.L. Manuel Frères, Paris, coll. Jean Cabon
Gabriel Fauré, vers 1924, "à Paul Paray avec mes amitiés et mes vœux pour que la direction d'orchestre, où il excelle, ne lui fasse pas oublier qu'il peut et qu'il doit exceller comme compositeur. Gabriel Fauré, 1924".
( Photo G.L. Manuel Frères, Paris, coll. Jean Cabon )

 

J’ai eu la vive satisfaction de dire ici, il y a quelques mois2 tout ce que au point de vue de ma carrière je devais à Camille Saint-Saëns, à ses conseils, à son exemple, à son amitié. Je voudrais dire aujourd'hui ce que d'une manière plus générale je dois à l'Ecole Niedermeyer, à l'étendue et au caractère de l'enseignement qui y était distribué et jusqu'aux conditions où j'y ai vécu durant des années.

Quelques mots d'abord sur le fondateur de cette Ecole et sur l'idée qui en détermina la création.

Le nom de Louis Niedermeyer, chez les deux ou trois générations qui ont précédé la génération actuelle, n'a guère éveillé que le souvenir d'une mélodie célèbre : le Lac. Il est fort possible que pour la génération présente, ce nom n'ait aucune signification. Un tel oubli constitue une réelle injustice. Même si on ne se reporte qu'au Lac, - ou à l'Automne, ou à l’Isolement, également de Niedermeyer, - on ne peut manquer d'y constater une modification profonde de ce qu'était en France, vers 1835, le genre représentatif des morceaux qu'on chantait avec accompagnement de piano ou de guitare.

Cette transformation se manifeste par le choix des poésies, par l'introduction d'amples récits précédant les couplets, par le style, singulièrement élevé par rapport à celui qui caractérisait la "Romance" d'alors. Certaines mélodies de Gounod, venues après, entre autres le Vallon, ne sont-elles pas de façon évidente parentes du Lac ? Et pourrait-on affirmer qu'après avoir passé par Gounod l'influence de Niedermeyer ne se retrouve pas dans bon nombre des pièces vocales écrites chez nous depuis soixante ans ?

Niedermeyer a composé des opéras qui furent représentés à Paris, non sans succès : Marie Stuart, la Fronde, Stradella. Si l'on se créait le facile devoir de parcourir ces partitions. on y découvrirait de réelles beautés, une richesse mélodique et un choix d'harmonies tels que n'en présentent pas toujours les opéras de la même époque. Cependant celle de ses œuvres qui me semble dominer les autres et pour laquelle Berlioz témoignait d'une véritable admiration, est sa Messe Solennelle pour soli, chœur et orchestre. Si nos sociétés de concerts comportaient des chœurs permanents et si un snobisme étroit ne paralysait pas démesurément la bonne volonté des chefs d'orchestre, cette Messe mériterait d'être révélée au public d'aujourd'hui.

C'est à Nyons, sur les bords du lac Léman, que naquit Louis Niedermeyer. Un goût naturel très pur, fortifié par un solide enseignement, l'attacha dès sa jeunesse et le tint passionnément attaché toute sa vie au culte des grands ancêtres de la musique. Les dons très caractérisés d'éducateur que cette connaissance des Maîtres n'avait pas tardé à éveiller en lui, Niedermeyer les manifesta d'abord en créant, en 1843, dans le but de restituer les chefs-d'œuvre des XVIe et XVIIe siècles, la Société de musique vocale religieuse et classique. Pour une entreprise correspondant si peu aux goûts du jour, de nombreux concours lui furent cependant immédiatement acquis. Il en vint même des plus hautes régions de la société parisienne, si l'on en juge par les noms des patronnesses : Princesse de Beauvau, Maréchale d'Albuféra, Duchesse de Coigny, Maréchale de Lobau, Princesse de Craon, Vicomtesse de Noailles, Duchesse de Talleyrand, etc..

La foi de ces grandes dames fut-elle suffisamment agissante ? Toujours est-il que pareillement à tant d'autres nobles entreprises et malgré d'éclatants débuts, cette société ne vécut qu'un temps, mais assez cependant pour qu'il en soit resté la publication, en onze volumes, du magnifique répertoire qu'elle avait exécuté.

La musique qu'on entend journellement dans les églises prête souvent à de sévères critiques. Certaines maîtrises de Paris, certaines maîtrises de province, au contraire, se signalent par le choix et par l'exécution d'œuvres vraiment dignes de leur destination. Cette supériorité n'est cependant pas concluante pour tout le monde. Telle composition hautement pensée et purement écrite peut sembler, suivant l'avis de chacun, parée ou dépourvue de caractère religieux. Quelle musique est religieuse ? Quelle musique ne l'est pas ? Essayer de résoudre la question est bien hasardeux attendu que si profondément sincère que soit chez un musicien le sentiment religieux, c'est à travers sa sensibilité personnelle qu'il l'exprimera et non d'après des lois qu'on ne saurait fixer. Toute classification dans cet ordre d'idée m'a toujours paru arbitraire. Affirmerait-on, par exemple, que telles compositions religieuses de César Franck parmi celles qui s'épanouissent le plus haut, jusque dans le frissonnement des ailes séraphiques, soient, en raison de leur suavité même, absolument exemptes de sensualité ? D'autre part, dans la Messe Solennelle de Gounod, l'effet de cette voix d'enfant qui s'élève, seule, pour chanter : " Gloria in excelsis Deo " n'est-il pas d'une admirable pureté ? Et parce que dans cette même Messe, le texte de l'Agnus Dei lui a inspiré des accents d'ineffable tendresse, dira-t-on que Gounod a profané ce texte ? Si je prends en exemple ces deux grands musiciens, c'est parce que l'on a souvent opposé le style religieux de l'un au style religieux de l'autre et pour essayer d'établir que lorsqu'il s'agit d'œuvres vraiment musicales et belles, le départ entre celles qui sont religieuses et celles qui " sentent le fagot " est à peu près impossible. Ce sont là, d'ailleurs, des considérations qui me mèneraient trop loin. Ce que je voudrais dire, c'est que si la mauvaise musique tend chaque jour à devenir l'exception dans les églises, elle était presque la règle générale vers le milieu du siècle dernier, que cette situation avait profondément frappé Niedermeyer et qu'il résolut d'y remédier dans la mesure de tout ce qui lui serait possible. De là l'idée, opiniâtrement poursuivie, d'ouvrir une Ecole où de tous les points de la France pourraient venir s'instruire et se former de futurs organistes, de futurs maîtres de chapelle, de futurs professeurs. Fort de ce qu'une rénovation certaine résulterait de la résiliation d'un tel projet, Niedermeyer parvint à y intéresser des personnages influents, à y rallier même l'Etat et, ainsi, put fonder, dès 1853, l'Ecole de musique religieuse et classique.

Un point capital dans l'organisation de l'Ecole, c'est que, sous le régime de l'internat, l'enseignement des humanités y était donné de pair avec l'enseignement de la musique. Ces conditions offraient le double avantage d'en favoriser l'accès à des élèves de tout âge et de conserver à l'éducation ce caractère hermétique qui permet de ne laisser pénétrer dans de jeunes cerveaux que de saines impressions et dont, pour ma part, j'ai profondément ressenti les bienfaits. Avec l'internat, moins d'éparpillement, de dispersion de temps et de forces, moins de conseils venant de droite et de gauche, généralement funestes autant que contradictoires, enfin, au simple point de vue de la musique, moins de contacts pernicieux. La musique ? nous en étions imprégnés, nous y vivions comme dans un bain, elle nous pénétrait par tous les pores. Lorsqu'aux heures de récréation le froid ou la pluie nous privait de nous ébattre dans la cour, on aurait pu voir, dans les salles d'étude, nombre d'entre nous groupés autour d'un piano et fort absorbés par la lecture d'un opéra de Gluck, ou de Mozart, ou de Méhul, ou de Weber. Mais comme la musique dramatique n'était pas précisément le but de nos études, cette " distraction " ne nous était permise que dans ces moments-là.

L'enseignement instrumental comportait uniquement l'étude du piano et de l'orgue. L'enseignement théorique et pratique comprenait l'harmonie, le contrepoint, la composition, l'orchestration, l'accompagnement, particulièrement l'accompagnement du plain-chant d'après une méthode enfin rationnelle, aujourd'hui adoptée dans la plupart des églises, mais toute récente alors et due à l'initiative et à la collaboration de Niedermeyer et d'un savant musicographe, Joseph d'Ortigues.

J'ai dit que le recrutement de l'Ecole réunissait des élèves de tout âge. Ainsi avait-on pu créer un cours de Chant simultané dont les exercices étaient strictement consacrés à l'exécution des œuvres de Palestrina, de Vittoria, d'Orlando Lasso, etc., ou de Bach et de Haëndel.

Peut-être étonnerais-je si je disais combien peut s'enrichir une nature musicale au contact fréquent des maîtres des XVIe et XVIIe siècles et quelles ressources peuvent même naître de l'étude et de la pratique du chant grégorien. Oserait-on affirmer que telles lignes mélodiques, telles trouvailles harmoniques d'apparition récente n'ont point leurs racines dans un passé dont nous nous croyons si éloignés et si dégagés ?

Le programme des études pour le piano comprenait, avec les clavecinistes, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Mendelssohn; pour l'orgue, avec les organistes français du XVIIIe siècle, Bach, Haëndel, Boëly, Mendelssohn. (Les œuvres d'orgue de ce dernier sont particulièrement remarquables.)

On dira que ce sont là les programmes de toutes les Ecoles ? Actuellement, oui ; en 1853, non. A cette époque les chefs-d'œuvre de Jean-Sébastien Bach, qui constituaient notre pain quotidien, n'avaient pas encore pénétré dans la classe d'orgue du Conservatoire; dans les classes de piano du même Conservatoire on s'appliquait à l'exécution des Concertos de Henri Herz, tandis qu'Adolphe Adam répandait l'éclat de ses lumières sur les élèves de sa classe de composition. Avouerai-je que la dignité; la sévérité de l'enseignement que nous devions à la ferme et cependant si paternelle direction de Niedermeyer nous rendaient peut-être un peu vains, un peu pédants et que s'il arrivait qu'on qualifiât devant nous le Conservatoire de "  mauvais lieu de la musique ", nous ne protestions pas ? Combien changée, depuis soixante ans, la grande Institution !

Les rigueurs de la discipline, à l'Ecole Niedermeyer, étaient sensiblement moindres que les rigueurs de l'enseignement. En matière d'espièglerie nous possédions l'esprit inventif de tous les écoliers, et comme tous les écoliers nous étions susceptibles d'irrévérence, non seulement envers les surveillants des classes, souffre-douleurs donnés par la nature, mais aussi envers certains professeurs, notamment envers Dietsch, notre professeur d'harmonie : le même à qui était advenu l'extraordinaire aventure d'écrire une partition du Vaisseau-fantôme sur le propre livret de Richard Wagner, partition dont personne ne saurait dire ce qu'elle est devenue3. Nature froide, esprit méthodique mais rétrograde, Dietsch s'intéressait à sa classe juste dans la mesure où le lui permettaient d'autres fonctions qui, sans doute, lui semblaient plus importantes ; il était, en effet, maître de chapelle de la Madeleine et chef d'orchestre de l'opéra. A ce dernier titre et à l'occasion des mémorables représentations du Thannœuser, il avait eu avec Wagner de retentissants démêlés dont il ne parvint jamais à dissiper le souvenir amer. Les jours où nos devoirs risquaient de lui paraître insuffisants par la qualité ou la quantité, nous le ramenions, sans grand effort, d'ailleurs, sur ce douloureux chapitre, assurés que son indignation se réveillerait, qu'elle ne tarirait pas et que la faiblesse de notre travail passerait inaperçue. Ce qui ne manquait pas !

Dans un ordre d'idée plus fantaisiste, nous savions nous donner parfois le divertissement de copieux charivaris. Si j'évoque ici le souvenir de l'un d'eux, c'est parce qu'il comportait l'essai d'un effet orchestral de notre invention. Il s'agissait d'exécuter congrûment, en dépit de moyens restreints, le Prélude d'un opéra alors tout nouveau, dont je ne me rappelle, d'ailleurs, ni le titre ni le nom de l'auteur. Ce Prélude, de caractère majestueux, débutait par un solennel appel de trompettes aboutissant à un accord formidablement accentué mais dont l'intensité sonore s’affaiblissait peu à peu pendant que montaient, du grave à l'aigu, de lents arpèges de harpe. Notre orchestre était composé de quatre pianos, de deux violons, de plusieurs paires de pincettes, de pelles, de seaux à charbon, du couvercle d'un poële en fonte et d'un escalier en bois de trois marches dont la destination ordinaire était le passage d'une des salles d'études dans la cour et que, pour la circonstance, nous avions dressé verticalement. Alors, au moment où éclatait le formidable accord, nous lancions à la fois sur le parquet pincettes, pelles, seaux à charbon, couvercle de fonte, en même temps que nous renversions l'escalier de bois. C'est ici qu'apparaît notre invention : Tandis que sur un trémolo des violons s'élevaient lentement les arpèges de harpe, des marches de l'escalier de bois s'élevait, lentement aussi, la poussière de toute la boue que depuis de longs jours nos souliers y avaient accumulée. L'effet dépassait notre espérance !

Gabriel Fauré

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1) Article paru la première fois in La Revue Musicale du 1er octobre 1922. [ Retour ]

2) Voir La Revue Musicale du 1er février 1922. [ Retour ]

3) On sait que dans un moment difficile, tel qu'il en rencontra durant ses séjours à Paris, Wagner avait vendu ce livret à un éditeur. [ Retour ]



Pages de couverture et de garde du Requiem op. 54 de Camille Saint-Saëns (Paris, Durand, 1878).
Exemplaire ayant appartenu à Gabriel Fauré, portant la dédicace de l'auteur
«à l'angélique Gabriel, Camille» (page de garde, en haut, à droite)
et la signature de Fauré (page de couverture, en haut, à droite) - collection DHM -





Monument de Gabriel Fauré à Foix

 

Discours prononcé par Roger-Ducasse lors de l'inauguration d'un buste de Gabriel Fauré
érigé en septembre 1931 dans les jardins de la ville de Foix (Ariège),
où le musicien avait passé son enfance et où son père était Directeur d'Ecole.


Le buste de Gabriel Fauré, à Foix.
Monument Gabriel Fauré à Foix
Oeuvre d'Emmanuel Fauré-Frémiet (1883-1971), professeur au Collège de France,
fils aîné du compositeur et petit-fils du sculpteur Emmanuel Frémiet (1824-1910)
( photo J. Daspet ) DR

Mesdames, Messieurs,

Jusqu'à ce jour, je ne concevais point quel tribut d'affection il me serait donné d'apporter encore à la chère mémoire du meilleur des maîtres Mais voici que la pieuse fidélité de ses compatriotes fait appel à une fidélité vieille de 40 ans et que vous m'avez fait l'honneur de m'offrir la présidence de cette fête. Touché au fond du cœur, du fond du cœur je vous remercie Vous m'avez demandé de parler de l'homme et du musicien Est-il un endroit mieux choisi pour vous parler de lui? Ce ciel fauréen de l'Ariège où se sont ouverts ses yeux, ces montagnes et ces vallons, berceau de sa famille, cette ville enfin, dont son père a dirigé l'Ecole Normale et qu'il quitta pour se rendre à Paris? « Puisque vous allez en Ariège, m'écrivait-il en 1922, allez voir à Pamiers la maison où je suis né ». Avec quelle émotion il me pariait de son pays que jamais il n'oublia, de ses premières années où, me contait-il, assis au bord des routes, il écoutait, ravi, le vent chanter dans les poteaux télégraphiques, initiation étrange du musicien le plus précis, le moins nébuleux de notre pays et de notre temps Sa modestie profonde eût-elle admis qu'on parlât publiquement de lui et de son œuvre, soyez assurés, Messieurs, qu'il aurait aimé que ce fût ici, à cette, place et devant vous

Je voudrais tenter de le faire revivre, devant ceux-là surtout qui n'ont pas eu la joie de le connaître. Qu'ils aient du moins la consolation de se souvenir de lui, comme s'ils l'avaient connu. Mais, tout d'abord, que votre indulgence me pardonne si parler de lui me contraint parfois à parler de moi. Comment faire autrement? J'ai vécu de longues années dans son ombre ; plus qu'aucun autre, je le sais, j'ai subi son empreinte. Il guida mes premiers pas : son discret entêtement sut assurer ma marche, et, ineffable douceur, c'est moi, quelques heures avant sa mort, qu'il appela et à qui il confia son chant suprême. Serait-ce vanité d'en éprouver quelque orgueil? Ce serait surtout grande honte de n'en point conserver une légitime fierté.

Dès la première rencontre, je ne sais quoi vous attirait à lui. Son beau visage, que j'ai toujours connu couronné de cheveux blancs, ses yeux ombreux et profonds, la souple gravité de sa démarche, l'affabilité, si j'ose dire, de tout son être, vous enveloppaient dans une harmonie dont on se sentait comme imprégné et que les années furent impuissantes à altérer. Parlait-il? Ce n'était, comme dans sa musique, que modulations subtiles, glissantes ; mais elles évoluaient dans une même tonalité. D'éclats de voix, jamais ; jamais de gestes brusques, une sorte d'immuable placidité dans le mouvement même, une soumission naturelle à la divine mesure.

Vivre auprès de Gabriel Fauré, c'était proprement un charme. Une humeur égale que les gens superficiels taxaient d'indifférence, une telle douceur dans le geste, dans la voix, dans le silence même qu'il paraissait très loin de vous, alors que cette discrétion, cette réserve, au fond si sûre d'elle-même et de son empire, vous engageaient sous son empreinte. Son cœur savait les mots qui parlent au cœur ; écrits, on y entend encore l'inflexion de sa voix chère qui s'est tue. Auteur parfois des jours heureux, les heures douloureuses se penchaient sur vos douleurs que, souvent, sa douceur apaisa...

Quel maître qu'un tel homme ! Appelé à la chaire de composition musicale, au Conservatoire national, il s'étonna d'abord lui-même, ignoré de la masse, de succéder à un musicien que la masse chérissait follement. « Que doit dire Massenet, me confiait-il, en me voyant assis sur sa chaise? » Le sentiment de Massenet, je m'en doute un peu ; mais je sais, à n'en pas douter, que les élèves qui auraient fréquenté sa classe, s'évadèrent de celle de Fauré. Où sont-ils? Quelle œuvre ont-ils laissée? Quels noms? Mais les noms des élèves de Fauré, c'est Enesco, Ravel, Florent Schmitt, Nadia Boulanger, Koechlin, Aubert, Ladmirault : leur œuvre, ce n'est plus cette basse musique de théâtre facile qui pouvait conduire au succès, mais écartait de la gloire et seulement de l'honneur ; mais c'est de la musique pure : quatuors, quintettes, poèmes symphoniques, compositions pour orchestre et chœurs ; au théâtre même, c'est de la musique, encore, avant toutes choses, de vraie et pure musique. Ce renouveau, chez nous, du véritable esprit musical, comment a-t-on pu écrire sur Fauré, sans proclamer qu'on le lui doit, qu'on le doit à son œuvre, qu'on le doit à son enseignement?

Cet enseignement, il a pu commencer par, surprendre ceux que des études précédentes et différentes, avaient soumis à une certaine discipline. Il parlait moins des règles qu'il ne les rappelait au moment opportun. Laissant de côté tout ce qui était dogmatique ou conventionnel, les « formes » lui apparaissaient non point comme une gêne qui entrave la marche, mais comme une route dont l'heureux tracé la favorise. Tout ce qu'on peut apprendre dans les livres, il laissait aux livres le soin de vous l'apprendre. Je ne l'ai jamais entendu faire un cours sur une forme musicale, symphonie, quatuor, drame lyrique. Il ne nous a jamais dit que la grande flûte allait de l'ut grave à l'ut suraigu. Il pensait que nous connaissions les règles principales de l'architecture musicale, les ressources des différents instruments ou que nous étions assez grands pour les apprendre tout seuls. Non certes qu'à ses yeux la culture étouffât l'invention, que le génie se suffît à lui-même, idées de romantique débraillé dont il était le premier à sourire. Pour lui, la classe de composition n'est pas l'atelier où l'on apprend son métier et d'où l'on sort ouvrier habile. C'est le temple, que dis-je? le sanctuaire, la cella où l'on peut contempler, approcher, étreindre la Déesse. Ce souci, cet amour, ce culte de la musique, animaient son enseignement. Sa dextre, munie d'un crayon discret, traçait sur la mesure douteuse ou fautive, un petit trait horizontal qui accusait l'erreur ou l'aventure. Puis, aussitôt, une note, un dessin, une inflexion mélodique, conseillés par lui, tempéraient la stricte austérité de la fugue et élevaient jusqu'à l'art un simple travail d'école. Chose rare chez un maître génial, jamais il ne s'opposa à une conception étrangère A la sienne. S'il discutait des tendances qui l'étonnaient, il ne tenta jamais de les briser, A condition toutefois que l'élève respectât ce qu'en peinture Ingres appelait la probité de l'Art, le dessin, et qu'en musique nous appelons la tonalité et l'écriture.

Avec quelle gentillesse il formulait ses observations ; ses critiques s'atténuaient de restrictions, de prétentions, comme s'il eût tenu A s'excuser de sentir ou de penser autrement que nous. Je lis dans une de ses lettres : « Je vous écrie avec les doigts gelés. C'est vrai que je vous ai défendu contre les barbares : mais, la première fois, vous ne me crûtes pas et me fîtes vos yeux mauvais et j'en restai froissé. Et j'avais déjà défendu votre œuvre contre moi-même la première fois que vous me la fîtes entendre et je n'y parvins pas tout à fait. C'était le temps où vous vous nourrissiez de frottements et de secondes A tous vos repas. Ce genre d'exercices ne tient pas à votre nature, ainsi que le prouvent les œuvres solides et substantielles que vous avez écrites depuis. Et cette homélie ne m'a point réchauffé les doigts. »

Vous le voyez, Messieurs, le parfum de la fleur fait oublier la pointe de l'épine ; mais aussi je ne me suis point corrigé... Même si l'occasion lui était offerte de relever une étourderie, une inconvenance, il le faisait de telle sorte qu'on ne pouvait lui en vouloir. Un jour, un de ses élèves, parfaitement ignorant de l'œuvre de son maître, soumit à son jugement un quatuor? une symphonie? une sonate? Non ; tout simplement « la Bonne Chanson. » Gabriel Fauré suivait, semblait-il, l'audition. Mais notre malice s'apercevait qu'il tournait les pages ou trop tôt ou trop tard. L'audition terminée : « J'ai compris, dit-il, ces poèmes d'une façon différente. » Ce fût tout : critique la plus dure, la plus silencieusement sévère, qu'à ma connaissance il ait jamais formulée. Quand, revenant avec lui, je fulminais contre cet inculte, il m'apaisa : « Vous avez tort ; tout le monde n'est pas obligé de connaître ma musique. » Cette indulgence peu commune, certains, incapables de le comprendre, l'ont taxée d'indifférence. Lui, indifférent? Les événements tristes ou heureux le trouvaient toujours près de ceux qu'il aimait. Laissez-moi, Messieurs, vous lire quelques pages de ses lettres. Nous sommes ici entre nous. Compatriotes, amis, disciples de Gabriel Fauré, cette assemblée n'est-elle pas une réunion de famille? Je vous lis tout haut, dans cette intimité, des lettres que je n'ai jamais relues que tout bas. Oubliez le destinataire ; écoutez seulement le plus attentif, le plus profond des amis : « Est-ce que vous vous figurez, par hasard, qu'il m'est indifférent de savoir ce que vous devenez, si vous êtes complètement rétabli, si vous êtes un peu remis de votre si légitime et si profond chagrin. A vous de m'envoyer vite de vos nouvelles et soyez assuré que mon cœur les souhaite les meilleures possibles. » En janvier 1915 : « C'est le cas ou jamais de vous souhaiter un avenir meilleur pour vous et les vôtres. J'espère qu'en dépit de la température, vous êtes tout à fait rétabli. Avez-vous des nouvelles de vos neveux? Ici, hélas ! on entend chaque jour parler de décès ou de disparition. Disparu, dit-on, un des fils Cruppi. Savez-vous quelque chose à ce sujet? Je n'ose m'informer auprès de Mme Cruppi. Deux des petits-fils de Mme Trélat ont été tués. Leur grand-mère est morte à temps pour éviter ce chagrin. Et voilà, mon pauvre Ducasse, toutes les nouvelles. Elles n'ont rien, hélas! qui puisse vous réconforter beaucoup. On me demande souvent à la maison si je ne sais rien de vous et l'on fait bien des vœux pour vous et votre famille. Votre affectueusement dévoué. » Et ceci : « Cette croix, que je désirais tant pour vous, me cause, si tardive soit-elle, une joie profonde ! Je vous embrasse de tout mon cœur et demande à vos sœurs la permission de les embrasser aussi. Dans de telles circonstances, on ne peut pas ne pas penser au bonheur qu'en eût ressenti la maman. »

Après la première représentation de Prométhée à Béziers : « Je vous remercie de votre si charmante et si affectueuse lettre. Ai-je besoin de vous dire combien j'aurais été heureux de vous avoir avec moi à Béziers? Nous recommencerons l'année prochaine et, peut-être, pourrez-vous venir, ce qui me causerait un bien vif plaisir. Encore mille fois merci pour tout ce que vous me dites de si charmant et de si encourageant (Encourageant, Messieurs, le maître à l'élève...) et soyez assuré que je vous rends, de tout mon cœur, l'affection que vous voulez bien me témoigner. » Je serais infini, si je vous montrais toutes les marques d'attachement qu'il donnait à ses amis. Grâce à lui, pourquoi rougirais-je de le dire, je puis encore abriter ma tête sous un toit où lui-même a dormi, parcourir ces allées où le temps ne saurait effacer l'empreinte de ses pas...

Sur l'œuvre, je serai bref. Tout a été dit et bien dit. L'œuvre d'un artiste est le vrai monument de son génie. Le monument que nous inaugurons et qui conservera sous vos yeux les traits de ce noble visage, a pour objet de commémorer l'homme même : c'est de l'homme surtout que je devais vous parler. Vous savez aussi bien que moi qu'il n'est pas de plus grand musicien en France. Ses œuvres, sonates, quatuors, quintettes, musique de chambre, de piano, de théâtre, d'église, révèlent ses dons souverains : franchise et beauté des thèmes, habileté naturelle du développement, une écriture née de la longue fréquentation des maîtres, le respect de la tradition, qui, seul, permet d'innover, un sentiment personnel et secret, une plasticité informée, non du dehors, mais du dedans, une noblesse éternelle, l'art, enfin, l'art suprême. Le resplendissement tardif de la gloire de Fauré n'aura point de crépuscule. Le temps ne peut que rendre plus merveilleuse son éternelle jeunesse.

« Chacun d'iceux, dit Plutarque parlant des monuments d'Athènes, sentait déjà son antique quant a la beauté, et, néanmoins, quant à la fraîcheur et vigueur, il semble, jusqu'aujourd'hui, qu'ils viennent tout fraîchement d'être faits, tant il y a je ne sais quoi de florissante nouveauté qui empêche que l'injure du temps n'eu empire la vue, comme si chacun des dits ouvrages avait, au dedans, un esprit toujours rajeunissant et une âme non jamais vieillissante qui les entretînt en cette vigueur. »

Roger-Ducasse
in Le Monde musical


 


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