L'OPERETTE ET L'OPERETTE A GRAND SPECTACLE
EN FRANCE ET EN BELGIQUE


L'opéra bouffe et l'opérette, avec leur facture musicale allégée et insouciante, au caractère résolument plus frivole, s'implantent en Europe avec succès dès le milieu du XIXème siècle. L’opérette française, autrichienne (ou plutôt viennoise), allemande (moins répandue) et hongroise révolutionnent les goûts musicaux ancrés dans l’opéra et l’opéra comique. En France, les opéras bouffes dus au talent d’Adam, de Florimond Ronger (plus connu sous le nom d’Hervé), de Lecocq et bien-sûr, d’Offenbach préfigurent avant 1900 l’arrivée de l’opérette, remportant de retentissants succès, tant en France qu’en Belgique. Quant à l’Angleterre, elle est depuis longtemps déjà le bastion des opérettes de Gilbert et Sullivan,

Au début du XXème siècle, un genre musical nouveau s’impose aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne: l'opérette à grand spectacle, issue du féerique et du spectaculaire à l'américaine, alliant le music-hall au genre burlesque. Rose-Marie ou No, no, Nanette sont des succès colossaux, générant des milliers de représentations. New York, Philadelphie, Chicago, puis Londres, Paris et d'autres capitales européennes sont entraînées dans ce sillon exaltant, plus insouciant que l'opéra ou l'opéra comique, et autrement plus spectaculaire que l'opérette traditionnelle.

En Belgique, hormis Bruxelles avec son Théâtre de l’Alhambra, peu des théâtres peuvent rivaliser avec l’ampleur des scènes parisiennes. Charleroi est particulièrement audacieuse et peut raisonnablement se mesurer au Théâtre Mogador ou au Châtelet, d'abord au Théâtre des Variétés, puis dès 1957, au Palais des Beaux-Arts. L'opérette et l'opérette à grand spectacle marquent durablement de leur empreinte Charleroi, même si la raréfaction de la première et l'agonie de la seconde ralentissent considérablement cette belle et grisante épopée musicale.

Le ténor belge José Dupuis, créateur de Pâris (La Belle Hélène)
Le ténor belge José Dupuis, créateur de Pâris (La Belle Hélène), Théâtre des Variétés en 1864.
Photographie : Ulric Grob (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Regard historique sur des genres musicaux nouveaux

Depuis l’avènement de la révolution industrielle au XIXème siècle et jusqu’au début des années 1970, le Pays Noir et Charleroi sont un moteur économique et industriel incontesté de la jeune Belgique.

Cet essor puise une partie de sa source dans l’exploitation d’importants bassins houillers, avec une industrie fermement implantée : entreprises sidérurgiques, verreries, usines chimiques, groupes de construction. C’est une période qui sur le plan socio-économique, consent à une population de plus en plus aisée un ample éventail de spectacles et de loisirs. Les spectacles de foire, particulièrement appréciés à l’époque, fantaisie, les variétés (au sens large), le vaudeville, l’art dramatique, la danse, le cirque et les théâtres ambulants sont ancrés dans les goûts culturels.

Un chanteur « à voix » pendant la première guerre mondiale.
Un chanteur « à voix »
pendant la première guerre mondiale.
Photographie : D.R. (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

De veine plus comique, il convient de citer les numéros de grands comiques en représentations et les performances de solistes locaux en patois wallon; ils conquièrent un public féru d’authenticité, même si ces prestations sont plus assimilables à des saynètes qu’à des productions à vocation professionnelle.


La bourgeoisie nouvellement établie accueille régulièrement des représentations d’opéras, d’opéras comiques, d’opéras bouffes et d’opérettes. Charleroi parvient à s’imposer grâce à des théâtres aussi emblématiques que le Théâtre du Cirque (le Grand Cirque, précurseur des Variétés), le Concordia, l’Eden-Théâtre, le Théâtre des Variétés et enfin, le Palais des Beaux-Arts inauguré en 1957. Des sociétés de musiciens amateurs contribuent également à diversifier l'offre culturelle, là où le chant choral est déjà fortement ancré dans les traditions locales, ce qui est déjà le cas dans d’autres centres musicaux du pays, comme Liège, Namur, Mons, Verviers, Gand et Anvers (cette dernière ville disposant de salles plus vastes). A cette époque, principalement à Bruxelles et à Anvers, là où les moyens financiers mobilisables sont plus importants, des spectacles sont parfois importés de l'étranger (dans ces deux cas, France, Pays-Bas et Autriche), laissant ainsi présager les "co-productions" que nous connaissons à l'heure actuelle.

La Monnaie accueille pour le Gala de la Presse La Fille de Madame Angot
La Monnaie accueille pour le Gala de la Presse La Fille de Madame Angot (09/02/1957)1
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Au XIXème siècle, c’est avec l’opéra bouffe, puis le vaudeville et l’opérette, que surgissent des programmations plus légères et audacieuses. En France, le Second Empire est témoin de la verve créatrice de Jacques Offenbach et d’autres compositeurs qui plus tard lui emboîtent le pas. Pour l’opérette française, on se souvient d’Hervé, d'Edmond Audran, Henri Christiné, Charles Lecoq, André Messager, Robert Planquette, Louis Varney, Gaston Serpette, etc.

A cette époque charnière, les compositions oscillent encore en facture entre l’opéra bouffe et l’opéra comique, parfois dans une mouture orchestrale allégée. L’orchestration, pour l'opéra bouffe, est encore relativement dense et les sollicitations sur la voix sont non-négligeables, à la différence des opérettes qui sont plus légères. Nous sommes loin des compositions de Francis Lopez, Vincent Scotto ou Maurice Yvain, avec leur orchestration plus éthérée.


Les théâtres français et belges à l’heure de la nouveauté

Progressivement – et à divers degrés -, des théâtres parisiens comme la Gaîté-Lyrique, le Théâtre Mogador, la Porte Saint-Martin, les Bouffes-Parisiens ou le Théâtre du Châtelet font salle comble, accueillant le Tout-Paris venu y applaudir une pléiade d’artistes. Le public, avide de divertissements et de plaisirs, deux traits caractéristiques de la Belle Epoque, y voit une forme de culture musicale facile, d’emblée moins exigeante sur le plan intellectuel que l’opéra, l’opéra comique ou le théâtre dramatique. Les programmations de plus en plus audacieuses, font volontiers la part belle à des genres artistiques nouveaux, ce qui d’entraîne une pléthore de vedettes. C'est le début des grands succès musicaux populaires. Les directeurs de théâtre s’adaptent aux nouvelles modes, offrant une programmation diversifiée et surtout, capable de remplir les salles. Tâche ardue lorsqu'il faut présenter des pièces nouvelles et c'est au travers d'un large répertoire que progressivement, les salles françaises peuvent imposer des genres nouveaux. Paris voit défiler une longue série de directeurs et administrateurs de théâtre, dont certains marquent durablement de leur empreinte la vie culturelle: Albert Carré, Paul Derval, Pierre-B. Gheusi, Maurice Lehmann, Henri Montjoye et Germaine Roger, Joseph Oller, Albert Vizentini ou Léon Volterra.

Quant aux frères Isola, il est indéniable qu'ils détiennent une place à part parmi les directeurs de théâtres. Emile et Vincent Isola, nés en Algérie de parents napolitains, sont prestidigitateurs et illusionnistes, puis hommes de théâtre, entrepreneurs et surtout, hommes d’affaires aguerris. Les Isola  prennent successivement la direction de théâtres tels que le Théâtre des Capucines (qu'ils rebaptisent le Théâtre Isola), le Théâtre de la Potinière, Le Parisiana, Les Folies-Bergère, L’Olympia, La Gaîté-Lyrique, l’Opéra Comique, le Théâtre Mogador ou encore le Théâtre Sarah-Bernhardt. A Monte-Carlo, ce sont eux qui fondent en 1905 le Casino Beausoleil où là également, se produisent des gloires internationales. Tout au long de leur direction, ils redoublent d’inventivité en présentant des numéros aussi diversifiés que : « la transmission de la pensée », « suggestion musicale », « la malle des Index », « l’armoire des frères Davenport », « mnémotechnie », « expérience du bottin », « le poids-lourd est léger », « les lyres Isoliennes », « les tables tournantes », « la suspension aérienne », « le paravent diabolique », « la disparition d’une femme vivante », « les cerveaux siamois », etc. Ces spectacles permettent à nombre d’artistes, des plus connus au plus éphémères, de tenter leur chance dans la capitale française. Dès leur arrivée à Paris, ils se lient d’amitié avec de nombreux artistes, dont Georges Méliès, lui-même prestidigitateur et surtout, précurseur du cinéma moderne auquel ils vendent leur propre procédé de projection, indirectement inspiré de celui des frères Lumière : l’Isolatographe. Méliès, refusant l’évolution du progrès et l’internationalisation de l’industrie naissante cinématographique, se replie sur lui-même, éclipsé par Léon Gaumont et les frères Pathé.

Les Isola font partie de ces directeurs tout acquis à leur métier : il est indéniable qu’ils s'imposent en pionniers visionnaires. En plus d'un demi-siècle de carrière, ils marquent le panorama culturel français et au-delà.

Les théâtres belges et Charleroi en particulier ne peuvent rester insensibles à l’arrivée de ces nouvelles vagues musicales.

L’apparition de la comédie musicale et de l’opérette à grand spectacle


Au début du XXème siècle et en quelques décennies, les opérettes françaises et viennoises, bien qu’étant désormais ancrées dans une forme de tradition musicale populaire, commencent déjà à s’essouffler. Les spectacles de revues, les fameuses « folies parisiennes », les variétés et le music-hall prennent progressivement la relève, avant l’arrivée de l’opérette à grand spectacle. En Belgique, les spectacles sont traduits dans les langues nationales : c’est ainsi que le français (largement majoritaire), le néerlandais et dans une moindre mesure, l’allemand, suppléent la langue originale.

Parfois, on assiste à des représentations coquasses où, par exemple, un Pays du sourire devient trilingue : un Prince Sou-Chong invité chante en français (José Janson), une Princesse Lisa invitée en allemand (Käthe Walter-Lippert) et une Princesse Mi, membre de la troupe, en français, ou en néerlandais ! Cette situation se prolonge allégrement jusqu’au moment de la dissolution des troupes d’opéra.

Photographie de scène de la divette belge Lucienne Despy
Photographie de scène de la divette belge Lucienne Despy dans Nadia (La Veuve joyeuse),
Théâtre Royal d’Anvers, saison 1932-1933.
Photographie : Mariano de Tabuenca (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Un vent de folie souffle sur l’Europe …


Outre-Atlantique, les scènes américaines proposent leurs premières grandes revues et comédies musicales (1890-1910), dotées d’innovations scéniques spectaculaires et de vastes effectifs. Une partie des spectacles puisent leur source dans la mythologie gréco-romaine et dans le registre dramatique traditionnel. Certains sont un véritable pastiche au styles parfois fâchés, mais l’orchestration allégée et tintant en mode majeur, permet d’oublier des faiblesses musicales évidentes.

Librettistes, auteurs et compositeurs se plaisent à revisiter, « relire », moderniser, voire parodier : ils donnent à l’œuvre une mouture sensationnelle, féerique et spectaculaire. C’est ainsi que de nombreux théâtres de la côte est des Etats-Unis programment des compositions de « comédie musicale » préfigurant l’opérette à grand spectacle, avec The Monks of Malabar (Englander), Florodora (Stuart & Rubens, créée à Londres en 1899), The Chaperons (Witmark), The Four Cohans (Cohan), The Geisha (Jones), The Messenger boy (Caryll & Monckton), Dolly Varden (Edwards), A Chinese Honeymoon (Talbot), A Country Girl (Monckton), Mother Goose (Glover). Une œuvre à la scénographie grandiose telle que The Sleeping Beauty and the Beast (musique de Glover & Solomon), représentée à Broadway en 1901, est un succès grandiose, drainant des revenus colossaux et il en est de même avec The Chaperons au Garrick Theatre de Philadelphie (à la capacité plus modeste de 1’560 places), avec plus de 310 reprises en moins de deux ans.

Le théâtre classique est également un grand favori du public, avec des succès tels que Cyrano de Bergerac (avec Coquelin l’Aîné et Sarah Berhnardt), King Henry V, Sherlock Holmes, L’Aiglon, Janice Meredith, The Merchant of Venice, Much Ado about Nothing, In the Palace of the King, Don Caesar’s Return, If I Were King, Du Barry, The Marriage of Kitty et La Passerelle (livret de Fred de Gresac et Francis de Croisset, cette dernière pièce avec Réjane et Suzanne Avril) Resurrection, Dante, Plus que Reine (avec Sarah Bernhardt), Mary of Magdala, Zaza, etc.

Le vent de ces succès parvient jusqu’en Europe l’anglais facilitant les choses, c’est naturellement en Angleterre et à Londres en particulier, que cette nouvelle vague musicale s’étend, là où les opéras de Gilbert et Sullivan sont fermement inscrits dans les habitudes de la société edwardienne. Déjà en 1898, des comédies musicales de Broadway telles que The Belle of New York (Kerker) est reprise plus de 680 fois à Londres et comprend une troupe de solistes américains de plus de 60 personnes …

Premières comédies musicales à New York : The Sleeping Beauty and the Beast (Broadway, 16/11/1901)
Premières comédies musicales à New York : The Sleeping Beauty and the Beast (Broadway, 16/11/1901)
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)


Premières comédies musicales à New York : The Sleeping Beauty and the Beast (Broadway, 16/11/1901)
Premières comédies musicales à New York :
The Sleeping Beauty and the Beast (Broadway, 16/11/1901)
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)


Premières comédies musicales à Philadelphie : The Chaperons (Garrick Theatre, 5/12/1901)
Premières comédies musicales à Philadelphie : The Chaperons
(Garrick Theatre, 5/12/1901)
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)


Premières comédies musicales à Philadelphie : The Chaperons (Garrick Theatre, 5/12/1901)
Premières comédies musicales à Philadelphie : The Chaperons (Garrick Theatre, 5/12/1901)
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Il est logique que progressivement, le renouveau se fasse ressentir à partir des années 1920 : les "Broadway musicals" s'imposent (graduellement teintés de "jazz", de "blues" et de "swing"), brillant au travers de comédies musicales américaines dues à Gershwin, Kern, Hammerstein, Berlin, Porter ou Weill. Parmi les autres succès-phares figurent Rose-Marie, No, No, Nanette puis Show Boat. New York et Broadway en particulier deviennent les temples de ces triomphes. Rose-Marie est créée 1924 sur une musique de Friml et Stothart, livret signé Harbach and Hammerstein II. L’indéniable talent de parolier, librettiste et producteur de M. Hammerstein fils et sa longue filiation avec le monde du spectacle, influencent favorablement la diffusion de Rose-Marie, d'abord à Broadway, puis dans d'autres villes américaines et à l'étranger. La comédie musicale est reprise plus de 550 fois et les recettes sont colossales. En 1925, le succès se répète un peu partout et notamment à Londres, avec quelque 580 représentations, dont la vaste majorité se joue à guichets fermés! En 1925, No, No, Nanette, comédie musicale de Youmans, sur un livret de Caesar et Harbach fait son apparition à Broadway, Philadelphie, Chicago et Londres (la partition est remaniée avec l'adjonction d'airs et de duos, dont le célébrissime "Tea for Two"). Quant à l'année 1927, elle marque l'envol très remarqué à New York de Show Boat, due au talent de Kern pour la musique et d'Hammerstein pour le livret: autre réussite (l'une des plus durables) avec près de 7'500 reprises.


Les scènes britanniques participent donc activement à l’éclosion de la comédie musicale et de l’opérette "théâtralisée" dès la fin de l’époque victorienne. Le style se voit précurseur de la comédie à grand spectacle due au talent du duo Gilbert et Sullivan (des pièces telles que The Mikado, The Sorceress, The Pirates of Penzance, H.M.S. Pinafore. ou encore, Princess Ida en sont des incontournables exemples). Elles évoluent et suivant la nouvelle vague américaine …


Rose-Marie, ce prénom vous sied à ravir …


A Paris, Rose-Marie est présentée en avant-première au Théâtre Mogador le 9 avril 1927 (justement à l'initiative des frères Isola qui ajoutent No, no, Nanette puis L'Auberge du Cheval-Blanc). Le succès ne se fait pas attendre : pour Rose-Marie, on totalise plus de 1'200 représentations en trois ans. Le concept musical et les bouleversements scéniques révolutionnent les bonnes vieilles habitudes et le pari est gagné. Souvent, Mogador doit refuser du public (surtout pour Rose-Marie et L’Auberge), la salle étant trop exiguë pour satisfaire la demande. Toujours à Paris et progressivement, le Théâtre du Châtelet prend la relève de Mogador et s’affirme comme le temple de l'opérette à grand spectacle, innovant et féerique : le Tout-Paris s'y presse. La France aura aussi sa « Rose », avec Rose de France (Romberg), créée au Châtelet en 1937.


L’opérette à grand spectacle s’impose en Europe au début des années 1930 et fait son apparition dans les fiefs musicaux que sont l'Autriche, la Hongrie, l'Allemagne, l'Angleterre et bien-sûr, la France. Quant à l’Italie, terre lyrique par excellence, elle boude l’opérette et seules des créations régionalisées se comptent sur les dix doigts, même si la «musica leggera » y est très répandue. Quelques opérettes siciliennes ou napolitaines percent, mais sans laisser de souvenir impérissable. Les styles sont empruntés à divers courants (vaudeville, comédie, chanson populaire et théâtre d’amateurs) : les œuvres sont souvent interprétées en patois local, se réduisant à une dizaine de musiciens tout au plus.

Le baryton belge Léon Loriaux dans Danilo (La Veuve joyeuse). Théâtre de la Gaîté, Bruxelles, ca. 1917-1918.
Le baryton belge Léon Loriaux dans Danilo (La Veuve joyeuse). Théâtre de la Gaîté, Bruxelles, ca. 1917-1918.
Photographie : (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Qu’en est-il en Belgique ?


Le registre musical populaire est déjà bien ancré dans le pays et la capitale belge se fait modestement l’écho des succès parisiens avec quelques opérettes à grand spectacle, mais dont certaines sont adaptées pour satisfaire aux exigences techniques. A Bruxelles, seul le Théâtre de l’Alhambra, avec ses quelque 2'000 places, peut tenter de se mesurer aux grandes salles londoniennes ou parisiennes, placé notamment sous la direction de Léon Volterra pour la période de l’entre-deux guerres. Après des débuts hésitants (et des changements réguliers de noms), les genres artistiques peinent à trouver une forme d’harmonie et les directeurs défilent, déclarant forfait face aux coûts d’exploitation exorbitants. Pendant quelques années, sous l’égide de Léon Volterra, l’Alhambra trouve une vitesse de croisière et des succès incontestés. Hélas, lui aussi se voit contraint de déclarer faillite : le théâtre est alors repris par Oscar puis par Paul Van Stalle, qui lui donnent un beau second souffle avec des revues, du music-hall, de l’opérette et de l’opérette à grand spectacle.

En 1955, l’Alhambra ferme ses portes pour être rasé en 1977, après maintes faillites frauduleuses et autres sordides affaires plus que louches les unes que les autres (dont un projet de le transformer en parking : une déplorable manie à Bruxelles). Les pouvoirs publics peuvent nourrir quelques remords à avoir laissé ce joyau à l’abandon pendant près de 20 ans. Quant à l’architecte et le décorateur ayant réalisé les statues de la façade érigées en balustrade, ils peuvent se retourner dans leurs tombes : du « Drame », de « la Tragédie », de « la Danse » et de « la Comédie » ornant le fronton, il ne reste que le drame et la tragédie pour qualifier ces événements. Comme si tout cela ne suffisait pas, le quartier de l’Alhambra, après avoir subi maintes disgrâces socio-économiques, est désormais le fief (entre autres surprenantes particularités urbaines) de trafics en tous genres et de prostituées (cf. le titre plutôt édifiant du premier quotidien belge francophone du pays, Le Soir, édition du 19 avril 2016 : « Les filles peuvent rester à l’Alhambra»). Comme par enchantement, Bruxelles aurait-il retrouvé un Théâtre de l’Alhambra, mais occupé par des prostituées ? CQFD …


A l’époque, d’autres salles accueillent les autres genres musicaux : Théâtre de la Gaîté, Pathé-Palace, Théâtre des Galeries, Coliseum, etc. Toutefois, bien que l’opérette traditionnelle y soit représentée, notamment à la Gaîté, l’opérette à grand spectacle devient à Bruxelles la chasse gardée de l’Alhambra. Quant au Palais des Beaux-Arts, inauguré en 1928, il ne se prête techniquement pas à ce registre. .

Divertir le plus grand nombre en proposant un registre léger et insouciant (une prolongation de l’esprit né de l’opéra bouffe), tel est l’objectif des directeurs. « Chanteurs à voix », fantaisistes en tous genres, divettes à frou-frous et bijoux rutilants, vedettes de music-hall, grands comiques, clowns, illusionnistes, transformistes, comédiens, danseurs, acrobates et mangeurs de feu excellent dans des numéros de séduction avec des talents variés. N’oublions pas non plus la zarzuela, très présente en Espagne et dans les pays hispanophones, bien que plus ancienne, puisqu’elle remonte au XVIIème siècle : tradition séculaire sûre, constituant un bastion incontournable de la vie musicale espagnole. Relevons au passage que son caractère n’est pas toujours gai, bien au contraire et les sollicitations sur l’orchestre et les voix sont grandes.

Avec l’opérette et désormais, l’opérette à grand spectacle, il est de mise que le dernier acte se solde sur un « happy ending ». Leur facture musicale plus brillante et résolument légère peut fait sourire et grincer des dents les « amateurs de musique sérieuse », notamment les passionnés d’opéra, qui reprennent à l’envi la prétendue affirmation de Camille Saint-Saëns selon laquelle « L'opérette est une fille de l'opéra-comique ayant mal tourné, mais les filles qui tournent mal ne sont pas toujours sans agrément. » Comme dans toutes les disciplines artistiques, n’est-ce pas une matière de goût et de courant musical?

Line May, Maurice Baquet et Henri Legay : création de Colorado
Line May, Maurice Baquet et Henri Legay : création de Colorado, opérette de Jacques-Henri Rys, Alhambra, Bruxelles, 1954.
Photographie : Gregorius, Bruxelles (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)


Les opérettes à grand spectacle sont proposées dans une surabondance de décors, d’imposants costumes et des mises en scène éblouissantes avec de brillantes distributions. Afficher des œuvres telles que Le Chanteur de Mexico, Le Prince de Madrid, La Toison d’or ou encore, Andalousie, n’est pas une mince affaire. Seuls les théâtres aux dimensions et à l’équipement adéquats peuvent les accueillir. L’apogée de l’opérette à grand spectacle se situe au début des années 1950. Cette popularité est principalement due au talent du compositeur français Francis Lopez qui en est l'astre le plus marquant et le plus innovant sur le plan musical. Les programmations nouvelles, se fondant sur des distributions numériquement plus importantes, font désormais appel à une plus large catégorie d’artistes: les fantaisistes, mais aussi les danseurs et les instrumentistes-vedettes, les comédiens, deviennent désormais des premiers plans. Toutefois, tous ne laissent pas de souvenir impérissable et leur nom aura disparu avec la fin de l’ère des opérettes à grand spectacle, à défaut d’une reconversion réussie pour certains d'entre eux.

Premiers bouleversements dans la vie artistique et musicale de Charleroi


Tout au long du XIXème siècle, l’histoire musicale de Charleroi, peut-être encore plus qu'ailleurs en Belgique et peu après l'indépendance du pays en 1830, est tissée de nombreux chapitres et vicissitudes. La ville et ses environs voient défiler de modestes chapiteaux de théâtres ambulants, puis des troupes théâtrales itinérantes, comprenant des artistes de variétés et de fantaisie, des danseurs, des artistes du cirque (dont certains se produisent à L’Emulation, Les Vrais amis, à la Salle Concordia, etc.) Ce sont parfois des artistes ou des troupes étrangères (à l’instar du Cirque Cardinal, composé d’artistes français)


Les représentations ont lieu, pour la plupart, sur les scènes de théâtres tels que le Théâtre des Boulevards, le Théâtre Friquet, L’Eden-Théâtre, le Théâtre du Cirque (le Grand Cirque Bovyn), puis le Variétés-Palace/Théâtre des Variétés (2'500 places tout de même), la Salle Concordia, le Théâtre Varia (Jumet), le Cinéma L’Eldorado, L’Alcazar de la Bourse, le Trianon, le Coliseum ou encore, la Salle des Fêtes de l’Hôtel de Ville. Opéra bouffe et opérette commencent à faire bon ménage. Près d’un demi-siècle d’innovations, de découvertes et une ample palette de spectacles en tous genres font de Charleroi un centre culturel à la diversité non-négligeable, en dépit de multiples soubresauts et déconfitures en tous genres. Quant au premier conflit mondial, il ralentit à peine les activités culturelles et si les représentations sont données avec une certaine parcimonie de moyens, le public vient en grand nombre. A titre d'exemple, la saison 1916-1917, propose à la Salle Concordia de l’opéra bouffe (Les Cloches de Corneville, La Mascotte Les Saltimbanques), de l’opéra et de l’opéra comique (Carmen, Le Chemineau, Hérodiade, Lakmé, Manon, Mireille, Samson et Dalila, Werther, etc.)2

Rose-Marie, l’un des gros succès présenté par les frères Isola à Mogador, 9/04/1927
Rose-Marie, l’un des gros succès présenté par les frères Isola à Mogador, 9/04/1927
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Charleroi à l'avant-poste de l'opérette


C'est au Variétés-Palace en novembre 1928 qu'est créée Rose-Marie, dans les décors et costumes de la première parisienne. Quasiment tout est importé de France, l'entreprise revêt un caractère proche de l'exploit, mais c'est un succès magistral. Renommé le Théâtre des Variétés, grâce à son ample scène et sa vaste salle, il peut accueillir des productions plus importantes. Toutefois, l'infrastructure technique et la machinerie ne consentent pas encore de présenter l'opérette à grand spectacle de l'envergure des créations de Francis Lopez. Pour cela, il faut patienter jusqu'à l'inauguration du Palais des Beaux-Arts. Toutefois, les théâtres proposent une large variété de registres et de répertoires. L'offre est extrêmement variée pour une ville de taille finalement modeste, et tout est entrepris pour se calquer sur les succès parisiens, voire londoniens. Du reste, il n'est même plus surprenant d'assister à des créations d'opérettes viennoises ou françaises avant même qu'elles n'aient lieu dans la capitale belge.

Pendant la seconde guerre mondiale, on s'attache à maintenir le rythme en dépit des tristes événements. On reçoit des solistes des théâtres nationaux, y compris du Théâtre Royal de la Monnaie. Des artistes tels que Clara Clairbert, Tina Baritza, Germaine Dupont, Marie-Louise Floriaval, Suzanne de Gavre, André d’Arkor, Francis Andrien, Georges Goda, José Lens attirent les foules au Variétés-Palace. Sans oublier l’élégant et brillant baryton Jean Lescanne (du Théâtre de l’Alhambra et de la Gaîté), excellant dans l’opéra bouffe, l’opérette et l’opéra comique3


Pendant les deux conflits armés, maintes salles de province maintiennent une programmation avec des artistes acceptant de se produire dans des lieux reculés, travaillant dans des conditions difficiles et parfois sans cachet. A Bruxelles, la Monnaie, après avoir fermé ses portes entre 1914 et 19184, les rouvre le 21 décembre (le premier concert inaugural a lieu le 26 novembre sous la conduite de Corneil de Thoran5 dirigeant l’Orchestre de la Reine, formation musicale de chambre constituée à l’instigation, entre autre, de S.M. la Reine Elisabeth de Belgique). Vient ensuite une représentation de Paillasse avec les deux monstres sacrés que sont Fernand Ansseau (Canio) et Henri Albers (Silvio), suivi du duo extrait de la désormais emblématique Muette de Portici « Amour sacré de la Patrie ! »

Lisette Denié (Princesse Mi), Roger Lefèvre (Gustav), André d’Arkor (Prince Sou-Chong) et Danielle Brégis (Princesse Lisa)
Lisette Denié (Princesse Mi), Roger Lefèvre (Gustav), André d’Arkor (Prince Sou-Chong) et Danielle Brégis (Princesse Lisa) dans Le Pays du sourire, création à la Monnaie, 1941. Roger Lefèvre en assure également la mise en scène.
Photographie : Henri Vermeulen, Bruxelles (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Pendant la seconde guerre mondiale, le T.R.M. est à plusieurs reprises réquisitionné (certaines représentations ont lieu en présence de l’occupant), après avoir interrompu ses activités le 9 mai 1940 (une partie du répertoire est maintenu au Théâtre Pathé-Palace) pour les reprendre le 1er octobre 1940 avec Fidelio, toujours dirigé par Corneil de Thoran. La Monnaie instaure d’ailleurs des « saisons d’été » consacrées à l’opérette et placées sous l’égide de l’Association du Personnel, notamment au Théâtre Royal des Galeries, avec des membres de la troupe. Des solistes de premier plan à l’instar de Danielle Brégis, Marie-Louise Derval, Suzanne de Gavre, Lisette Denié, Francis Andrien, André d’Arkor, Francis Barthel, Marcel Claudel, Georges Davray, Georges Goda, Roger Lefèvre, Pierre Saint-Prés, Georges Villier, etc.

Dessin représentant le Trial belge Jack Taylès (père), réalisé par Mia Taylès
Dessin représentant le Trial belge Jack Taylès (père), réalisé par Mia Taylès, rôle de Jim Boy, création de Fleur d’Hawaï
au Théâtre de Namur, 1949.
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

L’avènement de l'opérette à grand spectacle à Charleroi


Le Variétés-Palace/Théâtre des Variétés étant peu adapté technologiquement aux exigences de l’opérette à grand spectacle moderne, une nouvelle salle doit être érigée. Il faut patienter jusqu’au 22 octobre 1957 avec l’inauguration du Palais des Beaux-Arts, salle multifonctionnelle d’une capacité de 1'800 places (plus modeste que le défunt Variétés, mais autrement plus performante). Ce genre musical nouveau s’implante durablement à Charleroi: il en devient l’une des clefs de voûte artistique et culturelle (la Monnaie, le Pathé-Palace, le Théâtre des Galeries, le Coliseum et bien-sûr l'Alhambra de Bruxelles proposent des spectacles de qualité, mais l'opérette à grand spectacle y est exclue). La situation est similaire avec les théâtres de Liège, Gand, Namur, Mons et Verviers, qui doivent se cantonner à l'opéra bouffe et à l'opérette. Anvers propose des comédies musicales américaines, de grandes revues et se fait précurseur de l'opérette à grand spectacle, notamment au Palais de l'Hippodrome et au Théâtre du Cirque.


Il est indéniable qu'à Charleroi, l’opérette a le vent en poupe: elle est consacrée au centre de ses activités culturelles et se voit allouer de généreux subsides pour son rayonnement. C’est en outre une source d’emploi stable et un vecteur économique important pour les commerçants, les hôteliers et restaurateurs. Les artistes trouvent là un accueil chaleureux, des infrastructures de qualité, des moyens techniques à la pointe du progrès (bien que l’acoustique de la salle ait causé de nombreux soucis lors de sa conception) et des cachets garantis, payés en temps et en heure. Et puis, quel plaisir de pouvoir retrouver des camarades de scène au gré des saisons, alors que justement, les théâtres lyriques internationaux imposent la dissolution des troupes.

Le ténor Rudy Hirigoyen dans Vincent Etchebar
Le ténor Rudy Hirigoyen dans Vincent Etchebar
(Le Chanteur de Mexico), qu’il chante au P.B.A. de Charleroi
comme doublure de Luis Mariano
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Une programmation audacieuse et époustouflante


Charleroi offre une programmation diversifiée et inégalée. Les saisons proposent des artistes locaux, des solistes importés de Bruxelles et d’autres théâtres belges, mais surtout de France. Chanteurs, danseurs, acteurs, comédiens de l’Opéra Comique, de l’Opéra Garnier, de la Comédie Française ou de prestigieux studios cinématographiques font les matinées et les beaux soirs du P.B.A.

Lors de la première saison 1957-1958, quelque 24 œuvres, totalisant 133 représentations sont représentées : le défi est de taille, mais il est pleinement relevé. La saison inaugurale débute avec La Fille du tambour-major (dans laquelle Romano aborde le rôle de Gregorio). Elle est suivie de Violettes impériales, Mam’zelle Nitouche, La Chaste Suzanne, Les Saltimbanques, Valses de Vienne, Chanson d’amour, Le Pays du sourire, Chanson gitane, La Veuve joyeuse, Ciboulette, Paganini, Princesse Czárdas, Les Amants de Venise, La Mascotte, No, no Nanette, Nina Rosa, Chansons de Paris, Les 28 Jours de Clairette, La Fille de Madame Angot, Méditerranée. Quant à L’Auberge du Cheval-Blanc, l’une des opérettes favorites du public de Charleroi et l'une des coqueluches des Variétés-Palace/Théâtre des Variétés, elle est rajoutée aux productions de la première saison.


Les programmations successives sont époustouflantes (dont des reprises) : à titre d’exemple, l’hebdomadaire du Palais N° 16 du 3 janvier 1958 annonce pour le mois en cours : La Veuve joyeuse, Hyménée (de Nicolas Gogol), puis Chanson gitane, Rêves de gloire (de Marcel Delsaux), Adrienne Lecouvreur, Le Masque bleu (création de l’opérette de Fred Raymond). La programmation se poursuit avec Carmen, Ciboulette, Lakmé, Le Barbier de Séville, Paganini, La Mascotte, Faust, Princesse Czardás, Les 28 jours de Clairette, La Fille de Madame Angot, Méditerranée, L’Auberge du Cheval-Blanc ou encore, Le Château de Barbe-bleue.

La saison 1958-1959 est tout aussi truculente : Les Cloches de Corneville, La Toison d’or, Le Tsarévitch, Balalaïka, La Cocarde de Mimi-Pinson, Le Corsaire noir, L’Aiglon, Le Comte de Luxembourg, Phi-Phi, Les Amours de Don Juan, Andalousie, Véronique, Le Joyeux paysan, Le Premier rendez-vous, Le Chanteur de Mexico, Rêve de Valse, La Danseuse aux étoiles, Eva ou encore, Chanson gitane. Le répertoire lyrique est également de la partie avec Don Juan, Rigoletto, Un Bal masqué (avec la troupe du Teatro alla Scala), Le Prince Igor, Mireille, Don Carlos, La Traviata, Carmen, Faust, Tosca, L’Heure espagnole. On y ajoute une curiosité : Le Carrosse du Saint-Sacrement, un opéra d’Henri Büsser sur une comédie de Prosper Mérimée, créée à l’Opéra Comique en 1948.


Egalement à l’affiche : deux concerts des Petits Chanteurs de Vienne, des bals élégants et appréciés, des représentations des fameux Galas Karsenty au Théâtre Eldorado, la pièce de Georges Bernanos, Les Dialogues des carmélites (opéra de Francis Poulenc créé en Belgique au Théâtre Royal de Gand le 13 février 1959 avec le principal corpus de la troupe, dont Lucienne Delvaux6, Huberte Vecray7, Marian Balhant8, Géri Brunin, Lia Rottier, Yola De Gruyter, Stany Bert, Richard Plumat, etc., sous la conduite de Robert Ledent), des concerts de musique de chambre, un concert de Gilbert Bécaud, des expositions (aquarelles anglaises du XIXème siècle, la collection Herbert consacrée aux peintres flamands ou une autre consacrée au peintre belge Charles Bisschops), des causeries et conférences au Salon du Cercle Artistique et Littéraire et enfin, les cinémas … On en compte près de 18 pour la seule ville de Charleroi !


Charleroi: un carrefour de célébrités et de vedettes internationales

En quelques saisons, Bernard Alvi, Andrex, Luc Armon, Micheline Auber, Gabriel Bacquier, Luc Barney, Maurice Bastin, André Baugé, Roberto Benzi, Stany Bert, René Bianco, Lola Bobesco, Gérard Boireau, Jean Bonato, Monique Bost, Gustave Botiaux, Géori Boué, René Bourbon, Bourvil, Michèle Le Bris, Géri Brunin, Pierrette Bruno, Michel Caron, Jacqueline Chambard, Renato Cioni, Jack Claret, Willy Clément, Annie Cordy, André Dassary, Daxely, René Defossez, Ernest Delmarche, Michel Dens, Richard Demoulin, Mady Diane, Mony Doll, Régine Dorzée, Gilbert Dubuc, Fernandel, Janine Ervil, Pierre Fischer, Guy Fontagnère, Roger Gallia, Henri Genès, Jacques Genty, Julien Giovannetti, Annie Girardot, Christiane Gruselle, Georges Guetary, Henri Gui, Marina Hotine, Lucien Huberty, André Huc-Santana, Christian Juin, Diane Lange, Robert Ledent, Odette Lost, Jacques Lippe, Jean Marais, Jacques Mareuil, Luis Mariano, Luigi Martelli, Solange Matoux, Line May, Marcel Merkès, Paulette Merval, Berthe Montmart, Maria Murano, Antonio Nardelli9, Claudia Parada, Patachou, Lionel Patrick, Edith Piaf, Pierjac, Robert Pizani, Ysel Poliart, Tony Poncet, Marie-Louise Pruvot, Line Renaud, Jane Rhodes, Janine Ribot, Dominique Rika, Jacqueline Robert (la divette maison10), Mado Robin, Tino Rossi, Michel Roux, Suzanne Sarroca, Jean Sauvenier, Michel Sénéchal, Daniel Sternefeld, Alberta Tinelli, José Todaro, Michel Trempont, Paul Trempont, Jacqueline Vallière,11 Jan Verbeeck12, Robert Vidalin se produisent à Charleroi (premières saisons).


Les temps changent: grandeur et décadence …, d'abord la France, puis Charleroi


Chaque pan de notre Histoire apporte, peut-être encore davantage le XXème siècle, son lot de changements, de progrès socio-culturels et de percées technologiques dans une volonté d'ouverture aux multiples cultures. Toutefois, après la grande guerre de 1914-1918, l'opérette ne connaît déjà plus le même rayonnement (hormis les adaptations françaises d'opérettes viennoises ou hongroises, et les incontournables succès issus de l'opéra bouffe). On reproche au style de certaines opérettes d'avoir pris de l'âge et de ne plus être représentatives des aspirations d'une société avide de renouveau (ce qui n'est pas faux). Surtout, on déplore la faiblesse ou l'incohérence des livrets et du texte, ainsi que la musique "facile" (ce qui n'est pas faux non plus). La frivolité et l'insouciance qui ont marqué des générations de mélomanes et de néophytes n'ont plus la cote auprès du public. Le besoin se fait fortement ressentir pour du neuf et on assiste graduellement à l'apparition de pièces revisitées ou modernisées, allégées et avec des effectifs (solistes, chœurs et instrumentistes) réduits. L'engouement se déplace progressivement vers le spectacle issu de la comédie musicale ("comédie mise en musique") avec des rythmes et couleurs nouvelles, des effets chorégraphiés, de veine plus populaire et qui, en France et dans une moindre mesure, dans les pays francophones, est influencée par le théâtre de boulevard. Pourtant, les faiblesses musicales décriées autour de l'opérette ne sont pas toutes gommées avec ce nouveau répertoire, loin s'en faut, mais le spectacle possède un caractère plus proche du sensationnel.

Dès la fin des années 1920, la magie et la féerie de ce registre nouveau qu'est l'opérette à grand spectacle, font leur apparition au Mogador, puis au Théâtre du Châtelet, au détriment de l’opérette traditionnelle. L'opérette marseillaise connaît également (un peu plus tard tout de même) une période de grâce, mais dans des théâtres aux dimensions plus réduites (notamment aux Variétés, au Théâtre de l'Empire, à Mogador et occasionnellement, à Bobino). Quant à des théâtres tels que la Gaîté-Lyrique ou le Trianon, ils proposent également de l’opérette.

Décor original de la création du Chanteur de Mexico, Théâtre du Châtelet, Paris, 1951
Décor original de la création du Chanteur de Mexico, Théâtre du Châtelet, Paris, 1951.
Photographie : D.R. (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

En ce qui concerne l’opérette à grand spectacle, la belle aventure dure près de 40 ans, entre autre sous la houlette de Maurice Lehmann au Théâtre du Châtelet. Si les coûts de production sont énormes, ils sont en partie compensés par les recettes, engendrées par des centaines de reprises. Cela permet aux théâtres d'assurer des saisons avec, en tête d'affiche, les meilleurs solistes internationaux. Certains interprètes reprennent leurs rôles (dont ils sont « titulaires ») des centaines, voire des milliers de fois. A l’époque de l’opérette populaire, puis de l’opérette à grand spectacle, le talentueux José Janson incarne près de 4'000 fois le Prince Sou-Chong (Le Pays du sourire). Puis, vient Luis Mariano avec des milliers de représentations d’Andalousie, de La Belle de Cadix, du Prince de Madrid, du Chanteur de Mexico, sans oublier, plus près de nous, la très lyrique Janine Ribot, pétillante Josépha dans L’Auberge du Cheval-Blanc avec près de 1'500 représentations. Notons que le succès de ce genre nouveau s’amplifie, au-moins en Europe, une décennie à peine après la fin du premier conflit mondial. Les distractions s’attachent à faire fi des récentes affres de la guerre et de ses stigmates. Le cinéma et le théâtre, la variété, le music-hall, mais également, l'opéra sont avec l'opérette et l’opérette à grand spectacle, les catalyseurs d'une mosaïque culturelle en pleine mutation et expansion. La demande est grande et l'offre l'est tout autant. Egalement, les outils audio-visuels de l’époque ne sont pas aussi sophistiqués qu'actuellement (la radio offre certes des captations mais la télévision quant à elle, est plus balbutiante). Le panorama audiovisuel est à des années-lumière de ce dont nous bénéficions aujourd'hui. Ces éléments plaident ouvertement en faveur de l'opérette à grand spectacle.

Tristement, ce succès colossal ne se prolonge pas dans la durée, sapé notamment par la situation financière catastrophique de théâtres tels que le Châtelet ou Mogador. Cette gabegie est causée au milieu des années 1960 par des coupes budgétaires drastiques, faute de subventions et subsides spécifiques que le politique oriente ailleurs. Maurice Lehmann, pourtant habile gestionnaire, doit déclarer forfait, tout comme d'autres directeurs. Quant aux goûts du public, ils changent avec l’arrivée de la musique dite « pop », le « yé-yé », le « rock » et autres genres musicaux. Quant à la démocratisation de la télévision, si elle présente d’indéniables avantages, elle apporte dans les foyers des distractions faciles qui suppléent en partie ce qui est jugé ringard et démodé.


Alors à nouveau, on intente un procès. En l'occurrence, celui de l'opérette à grand spectacle, car "oui, c'est beau, grandiose et féerique, mais …" On déplore encore la facture musicale inégale, l’orchestration çà et là faiblarde, les fatras de styles fâchés. Egalement, on souligne à l'envi l'incohérence des livrets. Enfin, on relève que la structure mélodique par endroits frôle le caricatural.

La dégradation de la situation influence les théâtres tels que le P.B.A. qui importent des spectacles parisiens. Une fois les théâtres nationaux désolidarisés de l'aventure, ce sont des impresarii et des sociétés de production indépendantes qui prennent la relève. De plus en plus, ce sont des entreprises éphémères et la tentation est grande de se faire la malle avec la caisse. Des sociétés de production pourtant méritantes vont ainsi péricliter, privant de travail des centaines d'artistes.

La ville de Charleroi n’est pas épargnée par cette situation, avec des spectacles nécessitant des adaptations techniques et une réduction des effectifs (tout de même affichés jusqu’à la fin des années 1970). Avec l’accroissement des restrictions budgétaires et au-delà des notions de goûts et de modes, survient inexorablement un ralentissement de la programmation. Une situation qui entraîne, bon gré malgré, son lot de faillites, frauduleuses ou non, et de drames. Le public commence à bouder certaines productions au rabais et s’oriente vers les nouveaux courants musicaux et la musique « pop ».


Et puis, Francis Lopez perd son ténor vedette, Luis Mariano, qui meurt le 14 juillet 1970. Le monde musical et artistique est profondément choqué par sa disparition inopinée. C’est lui qui porte les colossaux succès de Francis Lopez et de Raymond Vincy. Ses prestations drainent les foules et donc, les recettes. Si le pari est risqué de réaliser une œuvre en la focalisant sur un seul inspirateur, la recette – pourtant ancienne - fait ses preuves pendant deux décennies. La beauté et la brillance de son timbre, son assurance scénique et son charme solaire (et son irrésistible accent), ne sont pas remplacés. D’autres ténors continuent à défendre une partie du répertoire de Luis Mariano, avec des résultats variables. Rudi Hirigoyen possède l’éclat vocal, à défaut de la stature physique, André Dassary est trop lyrique et précieux pour convaincre, Georges Guetary fait figure d’ « outsider » avec son style e ses maniérismes. Plus jeune, José Todaro, qui signe encore quelques créations pour Francis Lopez, est (opinion de l’auteur), le plus proche de ce que l’on peut attendre d’un ténor-vedette d’opérette et d’opérette à grand spectacle. Le Palais des Beaux-Arts de Charleroi voit défiler tous ces messieurs et hormis le plus qu’improbable Yon de Murguia, les spectacles recueillent encore amplement les faveurs du public.

Pourtant, si l'opérette est malade, l'opérette à grand spectacle quant à elle, agonise.

Henri Gui et Line May, Strauss Jr. et la Comtesse Olga, dans Valses de Vienne
Henri Gui et Line May, Strauss Jr. et la Comtesse Olga, dans Valses de Vienne.
Photographie : Harcourt, Paris (© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)


Qu'en est-il aujourd'hui?


En fait, si l'opérette n'est pas tout à fait morte, elle s'est raréfiée, à l'exception de quelques pays où est encore solidement implantée, notamment l'Autriche, la Hongrie et l'Allemagne. Ailleurs, notamment en France et très timidement en Belgique, sans la même vigueur et faute de moyens financiers suffisants, elle se repositionne favorablement mais prudemment dans le paysage musical. Des compagnies, des ensembles et de petites troupes se forment, reprenant un flambeau fragilisé par des années de vaches maigres. Quant aux théâtres, certains renouent avec l'opéra bouffe et l’opérette traditionnelles; d'autres, plus téméraires, exhument des opérettes à grand spectacle. C'est ainsi qu'à Liège et Charleroi, Phi-Phi, La Fille de Madame Angot et L'Auberge du Cheval-Blanc sont "revisitées" et remises à l'affiche (co-productions) entre 2011 et 2015, avec d'autres villes suivant l'exemple. Quant à Bruxelles, toujours peu propice à s'engager dans un flirt avec ce répertoire, elle offre des productions plutôt sporadiques et s'enorgueillit d'un "Brussels Operetta Theatre", manifestement ancré dans le bastion flamand de la capitale et de la Flandre (avec de belles réussites comme Les Bavards, Monsieur Choufleuri restera chez lui, La Chauve-souris, Le Pays du sourire, Clivia ou encore, Hello Dolly!).

Quant à l'opérette à grand spectacle, elle ne connaît pas le même sursaut d'intérêt, étant en effet distillée avec grande parcimonie. Le Châtelet a exhumé en 2006 Le Chanteur de Mexico, une réussite en demi-teinte. Ailleurs en France, une intrépide initiative collective a permis de présenter l’indétrônable succès d’outre-Manche, The Mikado.

Si des efforts louables sont fournis çà et là pour remettre ce genre musical un tant soit peu au goût du jour, il n'est pas sûr que cela suffise à le faire renaître de ses cendres.

La Monnaie accueille pour le Gala de la Presse La Belle Hélène (13/12/1954)
La Monnaie accueille pour le Gala de la Presse La Belle Hélène (13/12/1954)
(© Operabilia/Fonds musical Claude-Pascal Perna, Bruxelles)

Sans pour autant retisser les mêmes légions de fidèles émules et le même engouement populaire, il reste à souhaiter que l'esprit joyeux et insouciant de ce répertoire puisse encore s'égrener au fil des programmations à venir. En ces temps résolument maussades, un peu de légèreté ne pourrait qu'être bénéfique et fédératrice de joyeux moments de partage.


Claude-Pascal PERNA
Tous droits réservés
SABAM, CAE 620435975
Mai 2016




Sources bibliographiques :

« Souvenirs des frères Isola, cinquante ans de vie parisienne », par Pierre Andrieu, (Paris, Ed. Flammarion, 1941).

« Dictionnaire de la chanson en Wallonie et à Bruxelles », par R. Wangermée (Liège, Mardaga, 1995).

« Le Théâtre musical Carolorégien13 ou mémoire d’opérette à Charleroi », par J. Simon (Ed. Scaillet à Montigny-le-Tilleul, 2004).  
 

1 La Fille de Madame Angot, grand succès de Lecocq, est créée à Bruxelles en 1872 (Alcazar-Fantaisies Parisiennes).

2 Source : « Le Théâtre Carolorégien ou mémoire d’opérette à Charleroi », par Jean Simon.

3 Cf. hommage de l’auteur : http://www.musimem.com/lescanne.htm

4 Cf. hommage de l’auteur à Corneil de Thoran : http://www.musimem.com/thoran.htm

5 Cf. hommage de l’auteur à l’occasion du 50ème anniversaire de sa disparition : http://www.musimem.com/thoran.htm

7 Cf. hommage de l’auteur: http://www.musimem.com/Vecray_Huberte.htm

8 Cf. hommage de l’auteur: http://www.musimem.com/balhant_marian.htm

9 Cf. l’hommage de l’auteur: http://www.musimem.com/nardelli.htm

12 Cf. l’hommage de l’auteur: http://www.musimem.com/verbeeck.htm

13 « Carolorégien » : gentilé pour « Charleroi »

 


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