Extraits des Mémoires de
THERESE BRENET

De quelques Maîtres   -   Musique cosmique   -   Poésie, peinture et musique   -  Sports


De quelques Maîtres

Je ne dois rien au Conservatoire et, tout compte fait, c’est une mauvaise école, qui n’assure ni un véritable encadrement, ni la direction d’ensemble du cursus de l’étudiant; c’est surtout, j’en ai fait la triste expérience, une école qui distribue des diplômes auxquels elle-même ne croit pas, et qui constituent à peine un misérable tremplin pour sauter dans la vie professionnelle, - des billets de la sainte-farce, en somme…

Je ne suis pas près d¹oublier ce que me fit comprendre Raymond Gallois Montbrun, lorsque, munie d¹un bon nombre de tels diplômes, auxquels, moi, dans ma naïveté, je croyais, je vins lui faire part de ma candidature à un poste de professeur dans l’établissement qu-il dirigeait. En fait, il faut en faire le constat, le Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris souffre depuis longtemps de n’avoir jamais su choisir entre deux formules : celle des diplômes de prestige, qui sont décernés selon le mérite, mais qui n’ouvrent aucune porte et ne donnent accès à aucune fonction, et celle des concours de recrutement, où, dans le meilleur des cas, même lorsque n’intervient pas le clientélisme, le succès est en fonction du nombre des postes à pourvoir et non plus de la qualité des concurrents.

De plus, la technique - et même parfois une simple apparence de technique - est trop souvent privilégiée au détriment de la puissance créatrice et pour tout dire, de la musique. Tout étudiant qui manifeste inconsidérément le désir de penser un peu fait peur et se trouve insidieusement, mais systématiquement éliminé.

Je me souviens d¹avoir été un jour membre du jury d’un concours de musique électro-acoustique. J’y fus la seule à défendre un candidat qui me semblait avoir à la fois les qualités techniques et le tempérament. Son professeur, Guy Reibel, très déçu du résultat, ne sut jamais que j’avais soutenu, seule contre tout un jury indifférent, incompétent et timoré, cet élève qu¹il considérait comme son meilleur.

Ce phénomène de rejet qui affecte toute personnalité véritable est, me semble-t-il, parfaitement bien analysé par Eugène Ionesco.

" Ne pas penser comme les autres vous met dans une situation bien désagréable. Ne pas penser comme les autres, cela veut dire simplement que l’on pense. Les autres, qui croient penser, adoptent simplement sans réfléchir les slogans qui circulent, ou bien ils sont la proie de passions dévorantes qu’ils refusent d’analyser. Pourquoi refusent-ils, ces autres, de démonter le système de clichés, les cristallisations de clichés qui constituent leur philosophie toute faite, comme des vêtements de confection? En premier lieu parce que les idées reçues servent leurs intérêts et leurs impulsions, parce que cela leur donne bonne conscience et justifie leurs agissements. Nous savons tous que l’on peut commettre les crimes les plus abominables au nom d’une cause "noble et généreuse". Il y a aussi le cas de ceux, nombreux, qui n’ont pas le courage " de ne pas avoir des idées comme tout le monde ". Cela est d’autant plus ennuyeux que c¹est presque toujours le solitaire qui a raison. C’est une poignée de quelques hommes méconnus, isolés au départ, qui change la face du monde. La minorité devient la majorité. Lorsque les quelques uns sont devenus les plus nombreux et les plus écoutés, c¹est à ce moment-là que la vérité est faussée ".1

Ce jugement paraîtra dur, sans doute. Et quelque moraliste, qui croira même parler au nom du bon sens, m’objectera peut-être que nul n’est forcé d’entrer au Conservatoire, ni même d’acquérir des diplômes : c’est parfaitement exact, et personne ne m’aurait contesté, en effet, le droit de renoncer à toute carrière musicale. Car, s’il est parfois possible de se passer de diplôme pour réussir, lorsqu’on est simplement le " vilain petit canard " qui n’aime que la musique, mais qui se trouve issu d¹un tout autre monde - pas nécessairement défavorisé pour autant, ni encore moins sourd à la musique, mais simplement autre que celui de la musique professionnelle -, il n’y a pas d’autre issue honorable que les diplômes.

Je ne suis pas non plus de ceux qui crachent dans leur soupe, ce qui est une mauvaise action doublée d¹une sottise. Mais je n’admets pas qu’une institution qui prétend servir à la fois la jeunesse et la musique - deux valeurs en lesquelles je crois - soit, de par les modalités de son fonctionnement, détournée de ce qui devrait être sa raison d’être, au profit de chasses-gardées des plus douteuses, au point de servir trop souvent à préserver des privilèges que rien ne justifie. Déjà, en 1835, Liszt soulevait la question, à peu près comme je serais tentée moi-même de la poser :

" Le Conservatoire répond-il aux besoins, satisfait-il en tous points aux exigences du moment actuel? La vie circule-t-elle abondamment dans ce vaste corps que plusieurs accusent de décrépitudes et que nous ne croyons qu’engourdi? " 2

Mais il faut bien préciser aussi qu’il s’agit d’une opinion sur l’institution et son fonctionnement, mais non pas sur les individus. Individuellement, je conserve un très grand souvenir de la plupart des professeurs que j¹ai connus dans cet établissement. J’insiste encore une fois : individuellement, car c’étaient les hommes, et non pas la fonction et encore moins le système, que je respectais. Je leur dois beaucoup et je leur conserve une immense reconnaissance et une profonde affection.

Je tiens à évoquer ici ceux qui m’ont le plus marquée :

Maurice Duruflé et sa classe d'harmonie au CNSM en 1956
1956 : classe d'harmonie de Maurice Duruflé au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. Assis de gauche à droite : Francis Chapelet, Thérèse Brenet, Anne-Marie Bouan, X..., Odile Pierre, Reynard Giovaninetti.
( Coll. Thérèse Brenet )

Maurice Duruflé figure sans doute parmi les quelques compositeurs français qui auront vraiment compté dans ce XXe siècle. Son oeuvre est assurément peu abondante, car il fut toute sa vie un homme modeste et un perfectionniste, que rien ne contentait. Mais le peu qu¹il a laissé passer donne des regrets. Son admirable Requiem est extrêmement connu dans le monde entier et notamment aux Etats-Unis.

C’est avec une profonde surprise que je découvris bien plus tard, en 1998, que le chanteur-saltimbanque à succès, Michael Jackson avait intégré dans l’un de ses spectacles des extraits relativement nombreux du Requiem de Duruflé. Le compositeur s’est-il retourné dans sa tombe?… C’est possible, mais ce n’est pas sûr. Pour moi, j¹ai perçu l’emprunt, avec quelque gêne et de manière ambiguë, comme une sorte de sacrilège, certes, mais en même temps, sous la provocation, comme un hommage; et je crois qu’en fin de compte, même si le risque est très fort de saccager de la beauté, il faut encore se réjouir que le bateleur ait jugé que cette musique de très grande classe était de nature à remuer jusqu¹au fond des tripes le public abruti, abêti, sottement fanatisé, qui fait ordinairement le succès de ses minables et triomphales prestations! Et on ne peut exclure tout à fait qu’un peu de musique ait passé ce jour-là par ce canal inhabituel. Du moins le risque méritait-il d’être pris.

Et qui sait?… Peut-être Michael Jackson aura-t-il des lettres de ses fans pour le remercier de leur " avoir permis de découvrir la musique des riches ", pour reprendre l’expression - émouvante, en vérité, mais navrante à la fois – d’un ouvrier qui remerciait un autre bateleur, Jacques Martin, de faire un peu de place dans ses émissions télévisées à la musique classique. 3

En France, s’il n’est pas ignoré d’une part du public cultivé, Maurice Duruflé est très loin d’occuper la place que son génie mériterait. Au Conservatoire National Supérieur de Paris, Duruflé aura passé presque inaperçu : aujourd’hui, il n’y a même pas de " salle Maurice Duruflé " dans cet établissement. Et pourtant, malgré son manque de charisme personnel et de dons pédagogiques, je suis fière d¹avoir été son élève et je garde le souvenir d’un homme profondément respectable, qui m’a conduite à mon Premier Prix d¹Harmonie.
Mme de Raucourt s’était occupée de mon initiation à l’harmonie et m’avait présentée à Duruflé, qu’elle connaissait très bien. C’est grâce à elle que je réussis ce concours d’entrée assez sélectif et je lui conserve une immense affection. Après mon Premier Prix d’harmonie, mes parents se lièrent d¹amitié avec elle et son mari, l’ingénieur général de Raucourt.

Elle me raconta que Duruflé, pourtant fort exigeant pour lui-même et ordinairement très peu porté à faire des compliments aux autres, lui avait déclaré un jour :

- " On ne rencontre pas deux fois dans une vie de professeur une élève douée comme Thérèse Brenet. "

De la part de cet homme taciturne, c’était vraiment l’expression d’un très grand enthousiasme que je n¹imaginais aucunement avoir suscité, tant Duruflé restait froid et réservé pendant ses cours.

Noël Gallon dans sa classe de fugue au CNSM
Classe de fugue de Noël Gallon au CNSM de Paris, 1961. Debout, 1er rang, de gauche à droite : Marie-Claire Laroche (4e), Thérèse Brenet (5e), Francine Guiberteau (6e), Françoise Gumpel-Rieunier (8e),
Jean-Claude Raynaud (9e). Debout, 2ème rang, de gauche à droite : Tôn-Thât Tiêt (1er), Jean-Paul Rieunier (4e), Alain Roizemblat (6e). L'identité des autres élèves est inconnue.
( coll. Thérèse Brenet )

Les trois années que je passai dans la classe de Noël Gallon (contrepoint et fugue) furent, avec celles passées chez Rivier et Milhaud, les plus heureuses de ma vie d’étudiante.

Premier Grand Prix de Rome en 1910, professeur de contrepoint et de fugue, Noël Gallon était un remarquable pédagogue. Je le revois, lorsqu’il corrigeait nos devoirs, assis au piano, rectifiant une faiblesse ou une erreur. Il émanait de lui une telle clarté que j’avais l’impression de lire dans ses pensées. Je garde un merveilleux souvenir de cet homme calme, bon, paisible, compétent et… - s’agissant d’un professeur au Conservatoire, ce n’est malheureusement pas un pléonasme - musicien.

J’appréciais à tel point son jugement, toujours empreint d’une grande sagesse, qu’après avoir obtenu des premiers Prix de contrepoint et de fugue dans sa classe, je conservai l’habitude d’aller le trouver pour lui demander un conseil, pour lui exprimer mes doutes de jeune compositeur et lui faire part de toutes les difficultés que je pouvais rencontrer; et je trouvai toujours auprès de lui un accueil affectueux et des conseils efficaces […]

Il m’estimait, et je sus qu’il me cita un jour à Pedro Ipuche Riva, musicien uruguayen, qui était aussi l’un de ses anciens élèves et qui fit connaître ma musique dans son pays, l’assurant que j’étais " l’un des élèves les plus doués techniquement qu’il ait eus au cours de ses dernières années d¹enseignement ".

J’étais entrée en classe de composition, non sans réticences ni sans révoltes intérieures contre un système où je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Dès cette époque, j’avais écrit à Madame de Raucourt :

" Je pense essayer d’entrer chez Milhaud, mais ce concours d¹entrée dans une classe de composition sera ma dernière concession au championnat, à la médiocrité musicale qu¹engendre ce programme grotesque et pitoyable. Jugez-en vous-même :

Durée, 18 heures

1. Début d¹un mouvement d¹une oeuvre pour piano sur un thème donné - le plus laid possible

2. Exposition, choral et une variation pour quatuor à cordes. (c’est-à-dire cet éternel style de Bach, comme celui que je fabrique en quantité industrielle depuis quatre ans! )

3. Exposition de fugue, réalisation de la strette véritable

En dehors de la mise en loge, on présente des oeuvres qui sont lues! Sinistre plaisanterie. Et dire que ces malheureux membres du jury ont besoin de faire travailler un candidat pendant dix-huit heures pour savoir s’il est musicien, alors que moi, j¹ai besoin de cinq minutes pour être sûre qu’ils ne le sont pas. N’avons-nous pas contemplé et entendu ensemble, cet après midi de juin, l’horrible résultat de cette éducation musicale navrante? Tout cela, je le pense depuis dix ans, mais je ne me permets de l’exprimer que depuis trois mois. Cela fait du bien!… Pour mon compte personnel, je souhaite donc arrêter au plus vite ce lent travail d¹extermination de toute sensibilité, originalité et personnalité."

Jean Rivier
Jean Rivier,
né le 21 juillet 1896 à Villemomble (Seine-Saint-Denis), décédé le 6 novembre 1987 à La-Penne-sur-Huveaune (Bouches-du-Rhône).
( photo X..., Le Guide du Concert, 29 mars 1946 )

Fort heureusement pour moi, Jean Rivier était un homme charmant et chaleureux; et il savait encourager ses élèves. Il était habitué à reprendre la classe de composition un an sur deux, lorsque Darius Milhaud, qui en était titulaire, enseignait, au Mills College, en Californie, puis, lorsque Milhaud, atteint par la limite d’âge, fut mis à la retraite (en France, mais pas aux U.S.A.!…) Jean Rivier lui succéda à temps complet dans son enseignement. Personne ne ressentit la moindre réticence, ni la moindre dysharmonie à ce délicat héritage.

J’avais donc travaillé un an avec Milhaud, et l’année suivante, c’était désormais Jean Rivier qui assurait la classe. J’appris avec ces deux professeurs à ouvrir les fenêtres sur l’inconnu et sur le monde moderne, et à oublier l’enseignement, formateur, certes, mais trop poussé et trop strict, que j’avais reçu dans les classes d’écriture. Et je remercie mes deux professeurs de m’avoir aidée à oublier la rigueur excessive de cet indispensable carcan, et à me défaire de la raideur qui en résultait pour devenir moi-même. Certes, la composition ne s¹enseigne pas - ou guère -, mais Rivier fut un remarquable professeur de composition, dans le sens où il ne chercha jamais à marquer ses élèves de ses propres idées de compositeur - il fut aussi un compositeur non négligeable et fort indépendant4 -, mais où il s’efforça toujours de trouver en chacun de nous ce qu-il y avait de " spécial ", d’" unique ", de " différent ", qui pourrait mériter d’être amplifié et nous aiderait à développer notre personnalité et, parfois, à faire émerger une véritable force créatrice qui, avec un autre, aurait pu être étouffée.

Pour évoquer Jean Rivier, il me semble que je ne peux faire mieux que de citer les plus beaux passages de l’adieu qui fut lu le 10 novembre 1987, pour ses obsèques - trop peu de ses anciens élèves s¹étaient dérangés pour l’entendre!…5 - et qui me fut envoyé par son petit-fils, Didier :

" […] Cette musique, elle a empli ta vie, elle a été ta vie.
Je n’aurais rien pu faire d¹autre, je ne sais rien faire d¹autre", disais-tu souvent.
Et à la veille de ton départ, tu nous as avoué que tu avais encore des notes plein la tête.
En nous quittant, tu nous laisses ton oeuvre, et nous savons que c¹est ta manière à toi de continuer à vivre parmi nous.
Dans un siècle où la musique a cherché sa voie, tu t’es méfié de tous les systèmes.
Tes élèves le savent, tu leur as toujours préféré la sensibilité, la vérité des émotions, la maîtrise de leur expression. Et c’est pourquoi ta musique restera, parce qu¹elle s’adresse non seulement à nos oreilles, mais aussi - et surtout - à notre cœur.
Que ceux qui sont là aujourd’hui, et qui ne connaissent de toi que le compositeur, sachent que tu étais dans la vie tel qu¹on te devine dans tes partitions.
Un homme généreux, enthousiaste, entier, un homme vrai.
Mais aussi un homme sensible, bienveillant, un homme bon.
Ce dernier trait de caractère, tes proches le savent, tu le masquais derrière une grande pudeur.
Oui, Jean, tu n’aimais pas l’ostentation. Cette bienveillance, tu la portais comme une manière naturelle, une évidence, en somme.
Il t’est arrivé de te cacher pour aider tel ou tel : tu aurais mal supporté qu’on t’en remerciât.
Quelles que soient les épreuves, tu n’as jamais varié. Ta chaleur nous a toujours accompagnés dans ce morceau de vie que nous avons parcouru ensemble.
Elle nous fait soudain cruellement défaut et nous voilà comme des enfants, incapables d¹accepter qu’un Monsieur de 91 ans nous quitte [...]
"

Darius Milhaud lui aussi, avait été très gentil avec moi. Ce fut lui qui me poussa à passer pour la première fois le concours de Rome, afin, disait-il, d’y prendre rang, et il me soutint chaleureusement à cette occasion. Il m’avait beaucoup incitée, m’écrivant même depuis les " States " pour cela, à suivre les cours de Messiaen - conseil que je ne pus suivre, en raison de ma faible santé, qui m’obligeait à limiter beaucoup mes activités, mais aussi, parce que je trouvais déjà que les élèves de Messiaen - qui était lui même un compositeur fascinant - semblaient tous sortis du même moule.

Bien plus tard, lorsque je lus les ouvrages qui parurent autour de la personnalité du grand acteur Michel Bouquet, dont je devais aussi croiser la route, j’eus la surprise de découvrir que je n’étais pas seule à éprouver cette crainte de l’approche inconsidérée des grands modèles : Michel Bouquet l’avait connue intensément bien avant moi devant les très grands maîtres qu’étaient les acteurs Charles Dullin et Louis Jouvet, qu’il se contenta d’observer et d¹admirer de loin :

" Je ne vais pas me frotter aux trop grands, ai-je tout de suite pensé. D’abord, je redoutais de ne pas comprendre la moitié de ce que m’aurait dit Dullin, ma culture était si lamentable! Et puis, même, sa réputation de formidable humanité, de quasi-sainteté, me faisait peur : les saints, ce n’est jamais des gens très fréquentables. Enfin, j’aurais redouté de perdre tous mes pauvres repères face à une pareille personnalité, d¹être à jamais perturbé. "6 […]

Darius Milhaud, dont Claude Rostand devait écrire plus tard : "Son but est avant tout la liberté de l'expression"7, ne se donnait guère de peine pour nous apprendre quoi que ce fût, ni pour construire une œuvre, ni pour orchestrer : il laissait ce soin à Jean Rivier et à nos efforts personnels ; mais j'appréciai infiniment son humour et je crois bien que c'était réciproque. Il est passé très vite, beaucoup trop vite, dans ma vie, mais je garde un souvenir vivace de toutes nos rencontres, de sa désinvolture charmante et, je le répète, de son humour, parfois corrosif, surtout quand il parlait d'André Jolivet, qu'il n'aimait pas, et, plus encore, de l'encombrante Mme Jolivet, fondatrice d'une association des "Amis de Jolivet", qu'elle dirigeait et dont elle avait, quasiment de force, envoyé une carte à Darius Milhaud. Il faut dire que Mme Jolivet défrayait abondamment la chronique : elle était célèbre surtout par ses énormes chapeaux et maladivement jalouse de son mari qu'elle ridiculisait par des scènes publiques terribles et qu'elle enfermait à clef, prétendait-on, pour l'obliger à travailler. Par une belle ironie du sort, Jolivet devait succéder indirectement à Darius Milhaud, au moment de la retraite de Jean Rivier à la classe de composition et les choses se passèrent assez mal.

Je me souviens aussi de l'amitié et de la confiance que me témoigna Darius Milhaud, un jour où nous prenions le thé ensemble dans son appartement de Pigalle. Il me raconta, ce jour-là, une anecdote qui avait été l'une des grandes déceptions de sa carrière de professeur de composition au Conservatoire de Paris. Bien des années après, il en éprouvait encore une grande amertume. Mais ce dont Milhaud était bien loin de se douter, c'était que la grave affaire qu'il me confiait ainsi allait avoir, trente-cinq ans plus tard, des incidences sur mon propre enseignement, lorsque je reviendrais comme professeur dans ce même Conservatoire de Paris.

En 1952, Karlheinz Stockhausen, âgé d'une vingtaine d'années, était arrivé à Paris, dans l'intention d'étudier conjointement, comme l'usage allait bientôt s'en établir, la composition dans la classe de Darius Milhaud, tout récemment nommé professeur au Conservatoire, en même temps que Tony Aubin, et l'esthétique musicale dans celle d'Olivier Messiaen qui enseignait l'harmonie depuis 1942, mais pour qui une classe "taillée sur mesure" venait aussi d'être créée. Je ne sais en quoi consistaient à cette époque les diverses épreuves du concours d'entrée dans une classe de composition, mais Karlheinz Stockhausen, qui n'avait pas suivi — et pour cause ! — le parcours alors normal des classes d'écriture, se trouvait contraint de passer un tout petit examen de solfège, qui comportait entre autres épreuves une très classique dictée d'accords, jouée au piano, qu'il fallait entendre et coucher sur le papier.

L'épreuve fut un désastre pour Stockhausen qui se montra incapable de reconnaître et d'écrire ces quelques accords.

Le lendemain, Darius Milhaud, qui n'avait pu assister personnellement à l'examen, fut très étonné de ne pas trouver le nom de Karlheinz Stockhausen sur la nouvelle liste des élèves qui avaient été admis à sa classe. Il téléphona immédiatement au directeur, qui était alors Claude Delvincourt, pour lui faire part de sa déception, de son indignation.

— Je tenais essentiellement à cet élève, dont le tempérament et la personnalité m'intéressaient, dit-il au directeur. Que s'est-il donc passé ?...

Claude Delvincourt, "cet aristocrate de la pensée" pour reprendre la jolie formule de Norbert Dufourcq, qui avait, pour le Conservatoire qu'il dirigeait, de hautes ambitions et des exigences de qualité, lui avoua la déroute complète de Karlheinz Stockhausen, devant la fameuse dictée d'accords, et lui raccrocha au nez en concluant brutalement :

— Je n'accepterai jamais qu'un élève qui n'entend pas entre dans une classe de composition.

Stockhausen suivit donc les cours de Messiaen, mais il avait subi l'humiliation cuisante de ne pouvoir suivre la classe de composition du Conservatoire de Paris.

Il faut penser que les nombreuses invitations qu'il reçut plus tard de ce même Conservatoire de Paris et sa réussite mondiale jusqu'au jour où des propos inconsidérés et indécents sur l'attentat terroriste de Manhattan lui firent perdre la faveur générale 8, n'effacèrent pas complètement ses rancœurs. Il trouva une bonne occasion de prendre sa revanche et, après tout, c'était peut-être de bonne guerre. Ce fut au début des années quatre-vingt, sans doute en 1983, — Stockhausen battait ainsi de très loin tous les records de la mule du Pape, qui n'avait gardé que douze ans son coup de pied ! — que, lors d'une répétition d'orchestre avec les élèves du Conservatoire, se trouvant au pupitre, il fut agacé par le désordre, le manque de rigueur et de sérieux des élèves. Et il fredonna un passage pour expliquer à un jeune violoncelliste ce qu'il attendait de lui. L'élève resta l'archet en l'air, totalement incapable de reproduire sur son instrument les trois ou quatre notes que Karlheinz Stockhausen avait chantées.

Le musicien sortit très en colère, il cria sur tous les toits que les élèves du Conservatoire de Paris étaient sourds et il attaqua bruyamment les classes de solfège du Conservatoire, déclarant hautement que le but des études de solfège devrait être pour un élève non pas de coucher sur le papier à musique les sons à entendre, mais bien d'être capable de les reproduire immédiatement sur son instrument.

L'Histoire ne saura jamais si les élèves du Conservatoire de Paris étaient sourds ou si Karlheinz Stockhausen chantait faux... : toujours est-il que l'administration, humiliée à son tour, concocta une nouvelle réforme et ajouta aux épreuves de solfège un exercice de mémorisation. Cette réforme, qui venait après tant d'autres, se transforma vite en exercices devenus absurdes par leur longueur excessive ; de ce fait, ils manquèrent leur but et leur inadéquation devint évidente ; la réforme fut heureusement balayée vers la fin des années 80 par d'autres réformes qui, elles-mêmes...

Mes chers collègues ne se doutèrent jamais qu'à l'origine de cette calamité, il y avait eu l'échec malencontreux de Karlheinz Stockhausen, et que l'affaire datait non pas des années quatre-vingt comme ils le croyaient dans leur naïveté, mais de l'année 1948.

L'affaire connut un épilogue heureux, le 16 novembre 1983. Le chef d'orchestre Seiji Ozawa dirigeait Saint François d'Assise, l'opéra-fleuve qui devait être en quelque sorte, et sans jeu de mots, le chant du cygne d'Olivier Messiaen, une synthèse entre deux de ses sources d'inspiration avouées, Dieu et les oiseaux. Le chef d'orchestre avait fait une déclaration fort aimable au journaliste Jacques Doucelin, que M. de Kaey, collaborateur très proche de notre directeur, qui désirait mettre du baume au cœur des professeurs de solfège, pour la plupart offensés et ulcérés, par une agression dont tous ignoraient l'origine, déposa dans nos boites aux lettres :

- "C'est complètement "crazy" (sic !), avait déclaré Ozawa, parlant de l'œuvre de Messiaen. D'une difficulté inouïe pour les interprètes. Mais je puis dire que l'Opéra de Paris possède le meilleur chœur et les meilleurs vents du monde. En outre, ils sont très forts en solfège, ce qui leur permet de déchiffrer très vite les partitions nouvelles. Lorsque j'ai reçu la copie du Vie tableau, le Prêche aux Oiseaux, je me suis dit : "C'est injouable !" Eh bien, je me trompais"...9

Ce que je retiens avec le plus de gratitude de l'enseignement de Darius Milhaud, c'est, je le répète, sa désinvolture. Après les études d'harmonie, de fugue et de contrepoint, où nous avions appris, avec une solide et massive rigueur et sans trop de nuances, ce qui était permis ou défendu, au moment de passer du statut d'apprenti — nécessairement plagiaire— à celui de compositeur, il était salutaire et complémentaire de prendre contact avec un esprit libre, pour qui tout était possible, en fonction des circonstances ou à titre d'expérience. Darius Milhaud avait dû renforcer ce tour d'esprit, qui était naturellement le sien, lors de ses séjours, une année sur deux, aux U.S.A., pays du "Pourquoi pas ?..." et du "Tout est possible", où les suggestions les plus folles peuvent rencontrer une réponse ouverte.

Bien sûr, au cours de cette période d'apprentissage de la composition, je dus faire, comme tout musicien de ma génération, une cure obligatoire des inévitables "trois viennois" 10, dont le culte exclusif était alors "musicalement correct", et du "gourou français" qui en était le grand-prêtre et qui complétait le lot. Mais cela passa sur moi sans m'atteindre, parce que je savais qu'il y avait d'autres maîtres pour m'aider à réfléchir : Stravinsky, Bartok, et, en France, Albert Roussel, Maurice Ohana, Olivier Messiaen et la merveilleuse Adrienne Clostre, qui ouvrait bien des perspectives aux toutes jeunes femmes de notre génération..., et combien d'autres que je découvris, grâce, précisément, à Jean Rivier. Je dois pourtant ajouter qu'à cette époque, une grande partie des élèves de Rivier travaillaient avec Pierre Boulez et qu'ils apportaient fort régulièrement à la classe et, à l'imitation de leur gourou, sans la moindre réserve, le diktat sériel.

Quelques années auparavant, Boulez, que l'on commençait à appeler l' "ayatollah de la musique" avait écrit cette phrase mémorable qui donne bien la mesure de l'incroyable intolérance qui régnait alors :

"Après la découverte des trois Viennois, tout compositeur est inutile en dehors des recherches sérielles" (sic). 11

Je crois bien qu'à mon arrivée dans sa classe, Rivier accepta, à mon contact, de croire qu'il y avait pour moi, du moins, une autre voie et après deux ou trois entretiens très durs, nous trouvâmes un terrain d'entente absolument parfait qui fut le début d'une estime réciproque et d'une profonde amitié.

Thérèse Brenet

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1) Antidotes. [ Retour ]

2) " De la situation des artistes ", dans Gazette musicale de Paris, 30 août 1835. Comme moi, Liszt ne niait pas qu'il se trouvât au Conservatoire d'excellents professeurs, parfois prestigieux, et qu'il en sortait parfois d'excellents musiciens. Mais il avait éprouvé avant moi ce sentiment que le résultat maximum n'était pas atteint. [ Retour ]

3) Figaro Magazine, samedi 7 mars 1998 : " Que dire d'un Michael Jackson expliquant le plus naturellement du monde pourquoi il avait choisi de terminer son show par l'audition du Requiem de Duruflé? " [ Retour ]

4) Son œuvre est riche et très variée. Je me souviens notamment d'avoir assisté avec beaucoup d'émotion à l'exécution au Théâtre des Champs Elysées, par l'Orchestre de Paris sous la direction de Zdenek Macal, de sa septième Symphonie en fa. [ Retour ]

5) Parmi ses anciens élèves étaient présents ce jour-là : Monic Cecconi, Ton That Thiet, Antoine Tisné, Michel Decoust, Jean-Paul Holstein et moi-même. Le Conservatoire ne se manifesta pas de manière officielle. [ Retour ]

6) Michel Bouquet, Fabienne Pascaud, Mémoire d'acteur, Paris, Plon, 2001. [ Retour ]

7) Claude Rostand, Dictionnaire de la musique contemporaine [ Retour ]

8) Septembre-décembre 2001, des concerts avaient été annulés à Hambourg, mais, - offense suprême ! – on annula encore un opéra à la Biennale de Berne, La Roche Tarpéienne... [ Retour ]

9) Jacques Doucelin, Présences japonaises à Paris. Ozawa : "Saint François, c'est totalement crazy", dans Le Figaro, 16 novembre 1983. [ Retour ]

10) Schönberg, Berg et Webern. [ Retour ]

11) Pierre Boulez, Schönberg est mort, dans Relevés d'apprenti, p. 271. [ Retour ]


Musique cosmique

 
II y a certes des œuvres qu'il faut terminer, mais c'est peut-être une obsession mesquine que de vouloir, à tout prix et en toute circonstance, mettre le mot " fin " au bout d'une œuvre, qu'elle soit musicale ou poétique, voire historique ou scientifique. C'est une façon de prétendre s'approprier le temps et le réduire aux étroites limites d'une vie humaine. Ce peut être aussi altérer à jamais les ailes diaprées du papillon par une prise de possession brutale. Trop nombreux sont ceux qui ont succombé à cette tentation, car ils ont inutilement rapetissé quelque chose du monde, au lieu d'ouvrir à d'autres des voies ou des perspectives.
Pas plus que la science, l'art ne devrait être un carcan ou une prison. Les véritables scientifiques savent bien que la science ne s'arrêtera pas avec eux.
Les poètes aussi, bien entendu, l'ont souvent ressenti de diverses manières et ils ont tenté de l'exprimer sous diverses formes. Le grand poète afghan Mohamed lqbal, au début du XXe siècle, écrivait :

Heureux l'homme dont l'âme ignore le repos :
II est le cavalier du coursier du temps,
La robe de la vie est faite à sa mesure,
Car il est le dernier né de la création et devant lui s'ouvrent les âges
.1

Ce sentiment de l'infini dans le mouvement peut être rendu musicalement2 et il m'a semblé qu'une des façons de le faire pourrait être d'achever une œuvre sur la répétition d'un thème dans un perdendosi très long et dont on donnerait ainsi l'impression qu'il est sans fin, parce que l'on croirait alors entendre encore s'éloigner l'écho de son écho, alors que les instruments se sont tus, imperceptiblement. Ainsi pourrait par exemple être traduite cette hantise quasi primitive qu'ont ressentie quelques grands penseurs antiques, redoutant que " semblables aux flammes ailées, les remparts du monde ne se dissipent tout à coup pour aller se perdre à travers le grand vide3 ", ou encore le vertige pascalien si bien analysé par Paul Valéry, qui a peut-être raison d'y voir un poème plus qu'une pensée : " Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ".
Avant même d'écrire Hapax, j'avais tenté à plusieurs reprises de suggérer l'infini du temps et de l'espace par un tel procédé ; il m'est arrivé aussi, dans la même intention de souligner et de prolonger le perdendosi, d'omettre volontairement de tracer la double barre qui clôt normalement une œuvre ; je crois que c'est dans Sidérales qu'on pourra en trouver l'exemple le plus significatif.

Il m'est arrivé, moins souvent, mais avec un égal bonheur, de trouver le point de départ de mon inspiration, surtout pour de petites pièces de musique de chambre, dans des thèmes issus de cosmogonies plus modestes, je veux parler, notamment, des "quatre éléments", que les poètes ont chantés et dont les philosophes et les psychologues savent bien qu'ils hantent toujours notre monde imaginaire4, même si, bien entendu, rien ne demeure des balbutiements scientifiques des premiers âges qui en faisaient les éléments constitutifs de l'Univers.
Ainsi, ne serait-ce que dans mes titres — les titres ne sont jamais négligeables, c'est pourquoi il importe tant de les bien choisir —, j'ai parfois évoqué le feu — avec Incandescence, ou Vision flamboyante —, l'eau — avec Océanides ou Aréthuse —, l'air —
avec Tout l'azur pour émail —, la Terre — avec Cristaux.

Il y a dans certains mots, sens et sonorité confondus et conjugués, une mystérieuse puissance de suggestion, une sorte de halo poétique qui, en dehors de tout effort d'harmonie imitative, peut prolonger l'émotion. Par exemple, il n'est pas indifférent que telle pièce de mon œuvre Cristaux soit intitulée : Opale de feu. Même pour l'auditeur qui n'a jamais vu la belle couleur rouge de cette pierre, il me semble que, dans le seul nom, quelque chose devrait passer de doux, de fulgurant et d'inquiétant à la fois.

Mais ce furent plutôt des pauses entre deux périodes de quête poétique des " espaces infinis ", ceux de Lucrèce, de Pascal, ou ceux de nos contemporains, peu importe : car, pour notre imagination, au delà de certains chiffres que nous pouvons encore nous figurer, plus ou moins concrètement, par le jeu des comparaisons, le vertige reste le même, qu'il s'agisse de milliers, de millions ou même de milliards d'années-lumière.
A un certain niveau — c'est devenu un lieu commun de le dire, mais on n'en a pas toujours exploité toutes les richesses —, tout se rencontre et se combine, astrophysique, poésie et musique par exemple.
J'ai parfois trouvé l'inspiration que je cherchais dans de grands fragments de poèmes à caractère cosmique, d'origine très diverse ; ce fut notamment le cas pour Le Chant des Mondes, Sidérales, et Lyre d'Etoiles.


J'ai inséré dans Le Chant des mondes, en 1968, la traduction de quelques phrases de Jallalledin-el-Rourni, le penseur et le chantre du soufisme

" Nos musiques sont l'écho des hymnes que les sphères chantent dans leurs révolutions. Le chant des mondes qui évoluent, les hommes essaient de le reproduire en s'aidant des luths et de la voix.
Nous avons tous entendu ces hautes mélodies dans le paradis que nous avons perdu, et, bien que la terre et l'eau nous aient accablés, nous gardons le souvenir des chants du ciel.
Celui qui aime alimente son amour en prêtant l'oreille à la musique, car la musique lui remémore les joies de sa première union avec Dieu."5


Il me semble que Sidérales est sous ce rapport mon œuvre la plus caractéristique et c'est pourquoi je voudrais m'attarder sur l'exposition de sa genèse. Cette œuvre qui était une commande d'Etat avait été écrite en 1970 pour les Musigrains à l'initiative de Germaine Arbeau-Bonnefoy, qui la fit créer au Théâtre des Champs-Elysées en novembre 1971. Je suis heureuse de saisir cette occasion de dire toute mon admiration pour cette femme qui, pendant des années, avait servi l'art et la beauté en initiant des générations d'enfants de huit à douze ans aux joies de la musique avec un dévouement et une compétence tout à fait hors pair. Son programme était hautement révélateur d'une âme d'artiste : " avant tout, faire naître chez l'enfant l'amour de la musique. Lui donner des notions très simples constituant une première
éducation de sa sensibilité musicale, cette partie éducative prenant la forme d'une belle
histoire
[...] "...

Elle avait mis au service de cette cause son temps et ses biens et, avec l'aide de Marie-Rose Clouzot-Pissaro, qui partageait son ardeur et qui devint très vite pour moi une amie, elle menait magistralement cette association.
Elle ne manquait pas d'audace et ne craignait pas de s'adresser à des représentants de la jeune musique pour des concerts équilibrés qui offraient aux enfants des tendances très diverses. J'en avais été la bénéficiaire.

Sidérales m'a été inspiré par un passage de Lucrèce, une longue phrase très ample, que j'ai simplement divisée en cinq séquences pour soutenir les cinq pièces d'orchestre qui constituent cette œuvre :

I. Lorsque, levant la tête, nous contemplons les espaces célestes de ce vaste monde, et les étoiles scintillantes fixées dans les hauteurs de l'éther, et que notre pensée se porte sur les
cours de la lune et du soleil,...

II. ...alors, une angoisse, jusque-là étouffée en notre cœur par d'autres maux, s'éveille...

III. ...N'y aurait-il pas, en face de nous, des dieux dont la puissance infinie entraîne d'un mouvement varié les astres à la blanche lumière ? Livré au doute par l'ignorance des causes, l'esprit se demande s'il y a eu vraiment un commencement, une naissance du monde...

IV. ...s'il doit y avoir une fin, et jusqu'à quand les remparts du monde pourront supporter la fatigue de ce mouvement inquiet...

V. ...ou bien si, doués par les dieux d'une existence éternelle, ils pourront prolonger leur course dans l'infini du temps et braver l'effort de l'immensité de la durée.6


L'œuvre s'ouvre sur le chant de trois trompettes, dont les mélodies, faites parfois d'intervalles de quart de ton s'élèvent et retombent tour à tour, s'enchevêtrent inlassablement et, semblant lancer un appel, nous invitent, comme dit le poète, à tourner nos regards vers le ciel. Puis, une séquence aléatoire vient se surimposer à la mélodie mesurée des trompettes, qui se font encore entendre à trois reprises, avec de plus en plus d'insistance. Cette séquence aléatoire évoque, dans son apparent désordre, le mouvement des astres, la fantastique complexité de l'enchevêtrement des mondes. Ce qui caractérise le cinquième mouvement, c'est un balancement obstiné, où la masse des cuivres et celle des cordes, chacune avec son rythme propre et incompatible, semblent vouloir se heurter, s'imposer mutuellement leur élan, dans un mouvement éternel.
Il faut insister sur cette idée d'éternité. Ordinairement, les œuvres ont une fin ; celle-ci n'en a pas, ce qui est, je le répète, une manière de traduire le mouvement éternel.
J'avais, dans cette même cinquième pièce, écrit à plusieurs reprises sempre crescendo. Je suis bien convaincue qu'il vient un moment où il n'est plus possible, excepté peut-être pour les percussions, d'augmenter l'intensité, mais je pense pouvoir donner l'illusion d'un crescendo par la répétition obstinée, la tension grandissante, le caractère oppressant, sans qu'il soit besoin d'un accroissement véritable du nombre de décibels. Aussi les instruments doivent-ils atteindre le paroxysme de leurs possibilités et s'y maintenir, de telle sorte qu'à chaque mesure, on ait l'impression que l'orchestre a atteint sa limite et que la mesure suivante détruise cette impression.7
De plus, j'ai voulu, dans toute l'œuvre, établir un parallèle entre les idées novatrices de la démarche de Lucrèce sur la langue latine et ma propre démarche pour constituer mon propre langage musical. Ce qui m'a intéressée chez Lucrèce, c'est son souffle poétique, sa sensibilité, certes, mais, de plus, Lucrèce se présente comme le chercheur d'un matériau renouvelé. Il se plaint de la pauvreté de sa langue natale — patrii sermonis egestas — surtout lorsqu'il la compare à la richesse du grec, et il s'efforce d'y remédier par la création de mots nouveaux et par la combinaison originale de ceux qui existent. Il fait usage, notamment, d'un système parfois très complexe de disjonctions que j'ai pu reprendre en l'adaptant à l'art musical : par la séparation de mots qui vont grammaticalement ensemble, il met en valeur des idées ou des images essentielles. Ce procédé s'apparente beaucoup à celui qui consiste, en musique, à jouer avec certaines forces attractives, à éloigner momentanément des accords ou des matériaux qui s'attirent. Ce jeu avec les lois d'attirance d'un son vers un autre m'est toujours apparu comme une loi esthétique essentielle de l'art musical. Dans un langage tonal, c'est une loi bien connue, mais c'était peut-être une innovation de tenter l'expérience, comme je l'ai fait avec Sidérales dans un langage résolument atonal.

Dans le même ordre d'idées, j'ai trouvé plus tard une inspiration pour mon trio à cordes, Lyre d'étoiles (1979) dans le fragment d'André Chénier, qu'il destinait à un grand poème sur l'Amérique; et, comme pour Le Chant des Mondes et pour Sidérales, je souhaite très vivement que la récitation du texte soit insérée dans l'exécution de cette œuvre :

Ecoute quand je vais chanter...
Salut, ô belle nuit, étincelante et sombre,
………………………………………………
Qui n'entends que le bruit de mes vers et les cris
De la rive aréneuse où se brise Théthys.
Muse, Muse nocturne, apporte-moi ma lyre.
Comme un fier météore, en ton brûlant délire,
Lance-toi dans l'espace; et, pour franchir les airs,
Prends les ailes des vents, les ailes des éclairs,
Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.
Mes vers impatients élancés de mon âme
Veulent parler aux Dieux et volent où reluit
L'enthousiasme errant, fils de la belle nuit.
Accours, grande nature, ô mère du génie,
Accours, reine du monde, éternelle Uranie,
Soit que tes pas divins sur l'astre du Lion
Marchent, ou soit qu'au loin, fugitive, emportée,
Tu suives les détours de la voie argentée,
Soleils amoncelés dans le céleste azur
Où le peuple a cru voir les traces d'un lait pur;
Descends ; non, porte-moi sur ta route brûlante;
Que je m'élève au ciel comme une flamme ardente.
Déjà ce corps pesant se détache de moi.
Adieu, tombeau de chair, je ne suis plus à toi.
Terre, fuis sous mes pas. L'éther, où le ciel nage,
M'aspire. Je parcours l'Océan sans rivage.
Plus de nuit. Je n'ai plus d'un globe opaque et dur
Entre le jour et moi l'impénétrable mur.
Plus de nuit, et mon œil et se perd et se mêle
Dans les torrents profonds de lumière éternelle.
Me voici sur les feux que le langage humain
Nomme Cassiopée, et l'Ourse, et le Dauphin.
Maintenant la Couronne autour de moi s'embrase.
Ici l'Aigle et le Cygne, et la Lyre, et Pégase.
Et voici que plus loin le Serpent tortueux
Noue autour de mes pas ses anneaux lumineux.
Féconde immensité, les esprits magnanimes
Aiment à se plonger dans tes vivants abîmes;
Abîmes de clartés, où, libre de ses fers,
L'homme siège au conseil qui créa l'univers;
Où l'âme remontant à sa grande origine
Sent qu'elle est une part de l'essence divine.

J'ai retrouvé d'une certaine manière ces thèmes cosmiques avec Anamnèse et Le Retour de Quetzalcoatl, en une période, plus tardive, où j'avais repris totalement ma liberté d'écriture et où je crois avoir trouvé la plénitude de mon inspiration.
Avec Anamnèse, ce fut le début de ma guerre de décolonisation intérieure contre le terrorisme des modes du temps, et c'est peut-être pour cette raison que j'y mis tant de ma vigueur et de mes forces vitales.
J'avais conçu Anamnèse, autour d'un poème qui portait ce titre et que son auteur, André Wartelle, alors Doyen de la Faculté des Lettres de l'Institut Catholique de Paris, avait écrit pour moi, dans l'intention d'une amicale collaboration. André Wartelle le définissait lui-même comme "un hymne à la musique sur fond de création du monde". On en jugera en prenant connaissance de ce texte puissant qui m'avait d'emblée fort impressionnée.

Avez-vous entendu murmurer le silence ?

Sur l'empreinte du ciel glisse l'éternité,
Immobile et sereine en cet instant secret.
Dieu règne. Il aime. Il pense. Il offre. Il se recueille
Jusque dans le caillou que fouleront mes pas.

Tout se tait.
L'ombre tremble.
Tout à coup
Ephémère
Un accord
Est monté
Frémissant
De la nuit.
On écoute
Une voix
Inconnue
Si lointaine
Que s’y mêle
La rumeur
Des étoiles.

Le monde hors du chaos a surgi dans le feu
Et sur l'immensité d'une trop longue attente
II s'est enveloppé des restes du néant.
Bientôt dans le désir un oiseau chantera
Pour saluer l'aurore et les soleils fragiles
Et l'arbre que je vois quand je ferme les yeux.

Se forme un cortège
De lumière en marche.
La flûte de Pan
Module son chant :
Serait-ce la danse
Et l'or de la flamme ?
La pure cadence
De l'air et de l'eau
Rythme sur la terre
La forêt des cordes
Qu'agite le vent.
Eclatent les cuivres
Et l'orgue farouche,
Claire symphonie
D'orchestres vivants !

Vienne le Septième Jour
Que chantent l'Homme et la Femme,
Unique synharmonie
Des derniers achèvements !
Entrent les chœurs par milliers
Dans les vastes mélodies
Du rivage sidéral !

Elève-nous, musique, au-delà de nos ciels.

C'est la gloire et la croix sur la mouvance humaine
La fantaisie en noir des préludes nocturnes
Et l'Ange du combat où la Force est défaite.
C'est le cri des soldats et le fracas des armes.
Voyez Hélène en pleurs sur le rempart de Troie, "
Et Laure à la fontaine où rêvait le Poète.

Arpège, arrache-nous aux pesanteurs du temps.

D'où venez-vous, tempêtes marines,
Flots emportés, colonnes sonores ?
Gronde l'orage et vibre l'éclair
Sur l'Orient des fugues légères !
Quelle étrange harmonie aux graves dissonances !
C'est l'appel infini des hymnes solennelles
A travers les regards et les mains qui se tendent.
C'est la dure Espérance aux marches du Tombeau
Et la douce douleur de la miséricorde.
Voyez la Sainte-Face aux mains de Véronique.
Savez-vous écouter le silence de Dieu ?

J'avais écrit en 1982 une première version pour voix de femme et violon-alto. La musique commence par une fragile mélodie en harmonique dans le suraigu de l'alto, tandis que le texte se trouve à peine chuchoté, créant une atmosphère presque irréelle. Puis sont introduits peu à peu des pizz tandis que le texte est toujours murmuré; il devient chant, s'interrompt pour une vocalise, établissant une sorte de contrepoint avec la mélodie en pizzicati de l'alto. Dans tout le corps du morceau, alternent des parties criées, chantées, parfois traitées en sprechgesang, ou encore parlées, chuchotées, murmurées. La partie d'alto n'est jamais un accompagnement : elle trouve toute sa plénitude dans la conclusion de l'œuvre, en une sorte de choral en doubles et triples cordes, très appuyé, avec des effets de micro-intervalles, et qui évoque l'obsession d'une cloche introduisant le dernier vers, murmuré ou parlé:

Savez-vous écouter le silence de Dieu ?

L'œuvre joua de malchance et resta quatorze années dans les tiroirs, si l'on excepte une version, à laquelle je me résignai, dans laquelle l'alto avait été remplacé par l'onde Martenot, qui fut jouée en 1989 et qui ne me donna qu'une idée très infidèle de ce que j'avais écrit.
Mais, bien plus tard, en janvier 1996, elle fut créée dans sa version primitive par les deux merveilleuses artistes qu'étaient Brigitte Vinson — mezzo soprano — et Aurélia Penalver — altiste—, lors d'une série de concerts organisés par Dominique Fanal où le reste du programme était composé de musique d'orchestre. Ce fut à l'un de ces concerts, le 30 janvier, que la même idée jaillit entre Dominique Fanal et moi, qui écoutions, au premier rang, assis l'un à côté de l'autre, dans la jolie église de Notre Dame du Travail, où une lumière douée mettait en valeur la dentelle métallique de Gustave Eiffel. Nous nous regardâmes :

— Vous devriez en faire une version, sans rien changer, mais avec accompagnement d'orchestre.

Sur ma demande, Dominique m'indiqua l'orchestration qui lui paraissait s'imposer à lui spontanément : une formation de cordes très légère, un vibraphone, une harpe, un clavecin, un jeu de cloches,.... Toutes les décisions importantes furent sans doute prises ce soir-là. Retravailler cette œuvre me paraissait un délice. Dans cette deuxième version, que j'allais écrire au cours de l'été 1996, j'imaginais tout de suite un orchestre qui s'insérerait, avec délicatesse et discrétion, et qui demeurerait toujours au second plan. Il s'agirait simplement de souligner et d'amplifier l'architecture, mais, à la manière d'un nuage, sans jamais rompre l'équilibre de ce qui devrait rester un tête à tête entre les deux interprètes principaux.

 

Thérèse Brenet

____________

1) J'ai porté ces quelques vers en épigraphe de mon quatuor de percussion Ce que pensent les étoiles. [ Retour ]

2) La relation, très étroite, dans les traditions anciennes, entre la musique et les mouvements du cosmos est aussi bien connue. Les magiciennes d'Horace se vantent de pouvoir détourner le cours de la lune et des étoiles par leurs incantations : et polo /deripere lunam uocibus possis meis. (Ep. XVII). [ Retour ]

3) Lucrèce, De rerum natura, 1,1102-1103.
Ne volucri ritu flammarum mœnia mundi
Diffugiant subito magnum per inane soluta

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4) cf. Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, ainsi que d'autres études moins connues, notamment sur l'eau et la terre. On observera que le thème se retrouve dans le fragment de Jallalledin el Rourni que j'ai inséré dans le Chant des Mondes. [ Retour ]

5) Cité par Emile Demerghem, Mahomet et la tradition islamique, Paris, Seuil, 1955, Coll. Maîtres spirituels, p. 172. [ Retour ]

6) Lucrèce. De rerum natura. V, 1204-1216 [ Retour ]

7) Lorsque Sidérales avait été repris par l'Orchestre radio-symphonique de Strasbourg, à l'Auditorium de la Maison de l'ORTF, sous l'égide de la Commission permanente Arts et Lettres du Conseil international des Femmes et le Centre des Organisations Féminines, la critique l'avait fort bien compris. "[...] Renouant avec Pythagore, Boèce et sa Musica mundana, cette charmante jeune femme est sensible à l'ordre cosmique que peut refléter la création musicale. Ses cinq études orchestrales, d'un style concentré et volontaire, rejoignent le monde sonore de Penderecki. Certaines progressions et courbes musicales mériteraient d'être développées, mais n'est-ce pas un compliment que d'avoir à regretter la brièveté de l'aphorisme et non pas les méandres de la rhétorique ?" Les Femmes et la musique. Un concert à l'ORTF, dans Les Dernières nouvelles d'Alsace, 3 juin 1972. [ Retour ]

8) André Chénier, L'Amérique. [ Retour ]


Poésie, peinture et musique

Le troisième [souvenir], last, not the least, fut l'ensemble des fresques de Signorelli dans la chapelle Saint-Brice de la cathédrale d'Orvieto. La cathédrale dans son ensemble est déjà fort belle et sa façade violemment colorée est d'une originalité rare. Mais quand on pénètre dans la chapelle Saint-Brice, on se trouve plongé dans l'univers spirituel de l'Apocalypse. La chapelle avait eu une destinée singulière. La décoration avait été commencée par Fra Angelico. qui avait peint au plafond le Christ entre les anges et les prophètes, puis Luca Signorelli avait pris la relève, achevant d'abord le plafond, avec les apôtres, les vierges et les martyrs... Lorsqu'il avait entrepris la décoration des parois verticales, Luca Signorelli avait eu la rare élégance morale de rappeler le rôle de son prédécesseur, dont il avait peint le portrait en pied, en compagnie du sien, dans un coin de la fresque où il représentait la prédication de l'Antéchrist. Les fresques de Signorelli évoquaient surtout le Jugement dernier avec une puissance et une vigueur qui, assure-t-on, avait suscité l'envie et l'admiration de Michel-Ange, venu les voir au moment où il peignait lui-même le Jugement dernier de la Chapelle Sixtine.
L'admiration de Michel-Ange, je la partageai si bien que ce fut pour moi le point de départ d'une œuvre, la seule, peut-être, qui me fût directement inspirée par mon séjour en Italie.

Je venais de découvrir quelques vers de la Résurrection des Morts de Pierre-Jean-Jouve :

"Je vois
Les morts ressortant des ombres de leurs ombres
Renaissant de leur matière furieuse et noire
Où sèche ainsi la poussière du vent
Avec des yeux reparus dans les trous augustes
Se lever, balanciers perpendiculaires,
Dépouiller lentement une rigueur du temps :
Je les vois chercher toute la poitrine ardente
De le trompette ouvragée par le vent.

Je vois
Le tableau de Justice ancien et tous ses ors
Et titubant dans le réveil se rétablir
Les ors originels ! Morts vrais, morts claironnés,
Morts changés en colère, effondrez, rendez morts
Les œuvres déclinant, les monstres enfantés
Par l'homme douloureux et qui fut le dernier
Morts énormes, que l'on croyait remis en forme
Dans la matrice de la terre.

Morts purifiés dans la matière intense de la gloire,
Qu'il en sorte et qu'il en sorte encore des morts enfantés
Soulevant notre terre comme des taupes rutilantes,
Qu'ils naissent ! Comme ils sont forts, de chairs armés !
Le renouveau des morts éclatés en miroirs,
Le renouveau des chairs verdies et des os muets
En lourdes grappes de raisin sensuel et larmes,
En élasticité prodigieuse de charme,
Qu'ils naissent !..."

Et la fresque de Signorelli qui occupe le première lunette de droite de la chapelle Saint-Brice était justement consacrée à ce thème de la résurrection de la chair. On y voyait surgir du sol les corps des bienheureux, squelettes qui se revêtaient progressivement de leur chair ou grouillement de corps nus dont les attitudes, dans une pureté primitive, exprimaient une joie mystique indicible, après l'effort intense de l'émergence.
Presque immédiatement le rapprochement se fit dans mon esprit et j'éprouvai l'envie, le besoin intérieur, même, d'unir par ma musique le poème visionnaire du XXe siècle et la peinture de la Renaissance. C'était la même inspiration d'une vigoureuse spiritualité – encore que les historiens de l'art eussent prétendu que la spiritualité n'était pas la plus grande préoccupation du peintre : il est sans doute des sujets qui débordent l'artiste, et qui le transcendent. C'est le cas du poète latin Lucrèce, comme sans doute de bien d'autres et c'est aussi, me semble-t-il, celui de Signorelli. Cette étonnante conjonction entre deux œuvres que j'admirais profondément se trouva de la sorte à l'origine de mon Hommage à Signorelli. Je m'entourai, pour l'écrire, de reproductions d'une certaine qualité, et je devais passer des heures à les regarder, tout en composant, pour tenter de retrouver l'intensité de l'impression première. Assez rapidement la formation s'imposa à mon esprit : une voix de soprano, deux percussions,
un piano, et une onde Martenot.
Il fallait naturellement, avant de donner vie à ce projet, m'assurer de l'accord du poète. Je lui écrivis, il me répondit très aimablement, m'accueillit chez lui, lors de l'un de mes séjours à Paris, avec beaucoup d'affabilité et de chaleur; et il donna sans difficulté son autorisation. Ses goûts musicaux étaient fort étendus et apparemment dépourvus de tout tabou. Il avait publié un essai sur le Don Juan de Mozart et un autre sur le Wozzeck d'Alban Berg. Il s'était intéressé, en fait, à plusieurs reprises aux formes les plus avant-gardistes de la musique de notre temps; et il ne craignit pas que je fisse subir à sa poésie un traitement qui l'eût choqué.
L'œuvre fut l'objet d'une commande de l'ORTF, pour la Biennale de Paris en 1967, où elle fut créée, au Musée d'Art moderne.
Je devais cette intrusion de l'une de mes œuvres, dans cette chasse farouchement gardée, à l'intervention de Pierre Petit et de Jacqueline Heuclin. Naturellement, j'étais revenue à Paris, pour cette création et je m'occupai activement des répétitions. Bien m'en prit, car il y eut une cabale, dès que les organisateurs, qui l'avaient selon toute probabilité acceptée par inadvertance, eurent pris conscience que ma présence à cette manifestation n'était pas dans leurs normes. Je rencontrai en effet, de la part de Gaston Sylvestre, l'un des deux percussionnistes, qui avaient été chargés de l'exécution, une mauvaise volonté très évidente à laquelle je ne compris rien. Lorsque j'entrai un jour dans le bureau de l'ORTF pour faire part aux organisateurs de mon inquiétude, j'eus, en voyant sortir du même bureau ce Gaston Sylvestre, le sentiment désagréable d'être de trop.
Pourtant, même jouée approximativement, ce soir-là, l'œuvre connut un véritable triomphe. Et j'eus même le privilège d'entendre, à la sortie, au milieu de la foule, deux des organisateurs, Guy Erisman et Maurice Fleuret, discuter de mon œuvre et déclarer sur un ton lugubre :

— C'est cette œuvre-là qui a eu le plus de succès !...

Lorsqu'elle fut diffusée sur France Musique, quelques jours plus tard, le 7 février 1967, Pierre Jean-Jouve, qui n'avait pu se rendre à la première exécution, l'écouta et m'adressa, le soir même, la lettre suivante :

*Chère Mademoiselle,

*J'ai écouté avec attention et émotion votre composition "Hommage à Signorelli", et d'abord la présentation par votre parole, qui plaçait dans une très haute lumière les fresques d'Orvieto et les poèmes de "Résurrection des Morts" - mais avant tout j'ai ressenti la matière d'une violente et véhémente musique - profonde véhémence noire, mais visionnaire, par l'expression vocale et par l'orchestration - de grande tristesse, avec des éclats dorés d'espérance, en une très belle construction.
Vous avez. choisi, je crois, les poèmes 2,3,4. Les parties uniquement parlées sont surprenantes, et d'abord, elles montrent combien le français peut être beau comme "Sprechstimme". Le second mouvement sans voix est d'une autre espèce de puissance.
*Je me croyais revenu à l'heure de naissance du poème. C'était en 1939.
*Je vous félicite et vous remercie.

Pierre-Jean JOUVE

Bien plus tard, j'ai appris que les fresques de Signorelli avaient été restaurées et je m'en réjouis, comme on doit se réjouir de toute victoire, même éphémère, remportée sur le temps, sur la destruction des œuvres d'art, et finalement sur la mort.


Thérèse Brenet


Sports

Certaines œuvres exigent des mois, voire des années de gestation, d'autres arrivent très vite, on ne sait pas pourquoi et cela n'a pas grand rapport avec la qualité de l'œuvre. Napoléon s'en était avisé : " L'inspiration est la solution spontanée d'un problème longuement médité ".

Le point de départ peut être purement musical, il peut aussi être un texte — qui, restant sous jacent disparaîtra par la suite ou bien pourra être maintenu en épigraphe—, ou encore la rencontre d'un interprète de grande classe qui rêve comme moi d'un travail accompli en étroite collaboration. Mais l'important, c'est qu'il n'y ait rien de laborieux, d'appris, d'artificiel - simplement cette attente parfois douloureuse devant l'œuvre à venir, attente que peut tromper un travail acharné, méticuleux, passionné...

Voilà pourquoi l'artiste a souvent le plus grand besoin de diversion, je ne dis pas de divertissement au sens pascalien du terme, afin d'oublier — il n'oubliera pas ! — mais simplement d'une activité physique qui fasse contrepoids et lui permette de conserver son équilibre physique et mental au milieu même de cette violente dépense d'énergie.

Thérèse Brenet sur les rochers de Fontainebleau
Escalade en forêt de Fontainebleau
( coll.Thérèse Brenet )

J'ai ressenti ce besoin très fortement et très tôt et c'est la raison pour laquelle, dans toute la mesure où ma santé fragile me le permettait, j'ai pratiqué, les uns occasionnellement, les autres de façon régulière, bon nombre de sports... Je ne me suis pas bornée à demander au Ciel, comme le vieux Juvénal, le fameux assemblage censé suffire au bonheur du sage : mens sana in corpore sano,1 et, en ce qui me concernait, j'ai prétendu aider un peu le Ciel.

J'y ai trouvé souvent beaucoup de joies, celles du corps qui se façonne avec l'effort, et, parce que je n'ai jamais voulu dissocier le sport de la beauté J'ai connu aussi parfois la joie des regards qui s'emplissent de toutes les visions les plus belles que l'on puisse imaginer au monde.

J'ai aimé conduire, au point de passer, dès que j'ai atteint l'âge requis par le Code de la route, le permis de conduire aussi bien les poids lourds que les transports en commun. J'ai aimé valser sur des patins à glace— et j'ai éprouvé une violente joie rétrospective à voir, il y a quelques années, danser triomphalement et d'une manière inoubliable, sur la musique du Boléro de Ravel, le couple vedette Jane Torvil-Christopher Dean : ils ont porté le patinage artistique à son plus haut sommet. J'ai aimé, de la même manière tenter un saut en parachute, descendre une pente sur des skis, et risquer un plongeon " périlleux " du haut du tremplin d'une piscine. Je me suis entraînée à l'Ecole d'escalade de Fontainebleau, j'ai pratiqué le ski d'été sur le glacier de Sarenne, au dessus de l'Alpe d'Huez.

Plus que tout, j'ai pris un immense plaisir à des courses en montagne, dans les massifs de la Vannoise, des Ecrins et de l'Oisans, depuis celles qui exigeaient peu de technique, mais seulement un peu d'endurance et de connaissance de la montagne, comme Roche Faurio, les Agneaux, Neige Cordier ou le Râteau, ou encore le Grand Paradis, jusqu'à celles plus pointues en escalade, les Arrêtes des Cinéastes, l'Aiguille de la Dibona, l'Aiguille centrale du massif du Soreiller... J'ai connu des moments de totale beauté avec l'illusion insensée — mais est-ce vraiment une illusion ? — de me couler dans le paysage, de ne faire plus qu'un avec le monde.

C'est ainsi que j'ai d'abord préparé mes concours, mais aussi que, pendant des années, j'ai pu trouver assez de force pour composer mes œuvres.

Thérèse Brenet

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1) Juvénal, Sat. X.v. 356 & 364.
Orandum est ut sit mens sana in corpore sano.[...]
Monstro quod ipse tibi possis dare...

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