L'INSTITUT NATIONAL DES JEUNES AVEUGLES
ET LA MUSIQUE


L'Institution Nationale des Jeunes Aveugles
installée 56 boulevard des Invalides en 1844
( musée Valentin Haüy )

Valentin Haüy (1745-1822), fondateur de l'INJA en 1784.
( musée Valentin Haüy )
Voilà 150 ans, le 22 février 1844, étaient inaugurés solennellement les nouveaux bâtiments actuels de l'Institution Royale des Jeunes Aveugles situés au numéro 56 du boulevard des Invalides, dans le septième arrondissement parisien. Construits par l'architecte Philippon, la première pierre avait été posée le 22 juin 1839 par le ministre des Travaux Publics et futur ministre de l'Intérieur de Louis-Napoléon, Jules Dufaure. L'économiste bordelais Pierre-Armand Dufau, ancien instituteur dans cette école, devenu directeur en 1840, et, qui un temps avait été rédacteur au quotidien de Coste "Le Temps", ouvrait la séance en lisant une courte biographie de Valentin Haüy, le père de cette institution. Un autre bordelais appartenant à la famille du Conventionnel girondin exécuté en 1793, le littérateur Joseph Guadet, auteur notamment d'un Dictionnaire universel de géographie ancienne comparée, collaborateur de Dufau, faisait à son tour une déclaration dans laquelle il vantait la supériorité et l’efficacité du système de lecture Braille inventé à l'intention des non-voyants. Cette cérémonie se terminait par un concert comportant, entre autres œuvres, une cantate écrite en l'honneur de Valentin Haüy par Dufau sur une musique de Gabriel Gauthier, ancien élève et professeur d'orgue.

C'est à partir de cette époque que cet établissement prit un réel essor pour devenir ce qu'il est actuellement : un collège et un lycée dispensant un enseignement général de la classe de C.M. à la Terminale, et une école de musique préparant les élèves aux baccalauréats artistiques et à l'entrée dans les Conservatoires Nationaux de Région ou dans l’un des Conservatoires Nationaux Supérieurs de Musique de Paris et de Lyon. 150 élèves y sont actuellement scolarisés. Mais tout cela ne s'est pas fait en un jour et l'histoire de cette institution remonte à plus de deux siècles.

Curieusement ce n'est qu'à la fin du XVIII° siècle qu'un homme de cœur, Valentin Haüy, entreprit d'instruire et de faire travailler tous les jeunes aveugles. Avant lui, ils étaient promis à l'ignorance, la mendicité et même à la moquerie. En 1760 l'abbé de L'Epée avait déjà jeté les bases d’une éducation des infirmes sensoriels en ouvrant, à ses frais, une école destinée à accueillir et éduquer les enfants sourds et muets. Il inventa même une méthode permettant à ceux-ci de communiquer. Prêtre janséniste, sans doute avait-il été influencé par l’œuvre de Jacob Péreire, qui, le premier avait réussi en 1746 à éduquer un jeune sourd-muet en la personne du fils de M. d'Azy de telle manière qu'il fut présenté en juillet 1749 à l’Académie des Sciences, ce qui lui valut les encouragements et les félicitations de Buffon, Bougainville, Diderot et d'Alembert. Jean-Jacques Rousseau dira de Péreire qu'il était "le seul homme de son temps qui fit parler les muets."

Valentin Haüy et son frère René-Just, le célèbre cristallographe découvreur notamment de l'anisotropie des cristaux, tous deux picards d'origine car nés à Saint-Just-en-Chaussée respectivement en 1745 et en 1743, fréquentaient à la même époque les séances publiques organisées par l'abbé de L'Epée. Ils assistèrent notamment en 1771 à Paris à un spectacle de la foire St-Ovide où les pensionnaires aveugles des Quinze-Vingt, grossièrement travestis, exécutaient un "grand concert extraordinaire" ressemblant plutôt à une symphonie burlesque et dissonante. Les malheureux faisaient l'objet de nombreux quolibets de la part des badauds. Valentin Haüy fut très choqué par cet affront à la dignité humaine et décida de ce jour de fonder une école pour les aveugles à l'image de celle de l'abbé de L'Epée pour les sourds-muets. Traducteur et expert en écritures, il résout en tout premier lieu le problème de la lecture en rendant tangibles les lettres ordinaires. Devenu "interprète du Roi", ce qui lui donne une certaine assise sociale et de l'influence à l'image de son frère, l'Abbé Haüy qui lui vient d'être élu à l’Académie Royale des Sciences aux côtés de Condorcet et du duc de La Rochefoucault, il propose un "plan d'éducation à l'usage des aveugles" à la Société Philanthropique, créée en 1780, qui patronne douze enfants aveugles. Rajoutons que son entrevue avec la célèbre pianiste et organiste autrichienne Maria-Theresia von Paradis (1759-1824) fut déterminante dans sa décision de mettre à exécution son projet. Celle-ci, aveugle dès sa plus jeune enfance, avait reçu une formation musicale très approfondie auprès de L. Kozeluh, Richter et Salieri, et se produisait lors de tournées de concerts à grand succès à travers l’Allemagne, la France. l'Angleterre et la Belgique. Mozart composa même pour elle un Concerto pour piano (KV 456). C'est en 1784, lors du passage en France de cette musicienne que Valentin Haüy la rencontra. Elle lui expliqua alors que pour compenser sa cécité, elle était parvenue à développer à l'extrême toutes les ressources du tact et de l’ouïe.

La réussite de Maria-Theresia von Paradis est incontestable et on lui doit même des sonates et variations pour piano, une Ode funèbre pour la mort de Louis XVI, des airs et bien d'autres œuvres dont un opéra, Rinaldo und Alcina, représenté à Prague en 1797.

Ouvrons une parenthèse pour dire que bien que la cécité ne soit pas un facteur en soi donnant aux aveugles des aptitudes artistiques supérieures, ceux qui parviennent, grâce à une éducation poussée adaptée à leurs besoins, à être musiciens, sont effectivement de grands artistes. Cela peut sans doute s'expliquer par le fait que privés de la vue, ils possèdent une acuité auditive plus développée et surtout un pouvoir de concentration, de réflexion et d'interprétation beaucoup plus exacerbé.

L'éducation des aveugles en France ne commença donc réellement qu'à la fin du XVIII° siècle. Auparavant il existait bien quelques structures, mais celles-ci étaient destinées non pas à éduquer mais plutôt à garder, surveiller et éventuellement soigner les non-voyants, sans chercher à leur donner une quelconque éducation.

C'est ainsi que l'hôpital des Quinze-Vingts, qui était en réalité un hospice spécialisé dans l'accueil des aveugles, fondé au XIII° siècle par Saint Louis, était la structure la plus connue. Quelques aveugles réussissaient parfois à apprendre la musique et à jouer d'un instrument, mais sans commune mesure avec certains grands musiciens non-voyants que l'on rencontrait dans d'autres pays à la même époque. On peut cependant citer pour la France quelques artistes locaux tels Hans Schleud, organiste de la cathédrale de Strasbourg en 1550, ou encore Bibault, élève de Daquin, organiste jusque 1780 de la cathédrale de Meaux, et à propos duquel s'était exprimé en ces termes l'organiste et littérateur d'Aquin de Châteaulion : "  Aveugle presque en naissant. mais dédommagé par la nature qui lui a donné un génie aisé et une mémoire heureuse, il a si bien profité des leçons de son illustre Maître M. d'Aquin qu'il est parvenu à ce degré où n'atteindront jamais tant d'artistes clairvoyants. " Mais ces musiciens n'ont jamais atteint le rayonnement et surtout la notoriété d'un Francesco Landini, organiste florentin mort en 1397 qui avait perdu la vue à la suite d'une petite vérole mais qui réussit cependant à acquérir une grande dextérité sur plusieurs instruments dont l'orgue, et qui fut également chantre, facteur d’instruments, compositeur et poète; d'un Konrad Paumann (1415-1473), musicien et organiste de l'Impératrice Isabelle de Portugal, célèbre organiste à la Cour des ducs de Bavière, auteur d'ouvrages pédagogiques de grande qualité; d'un Antonio de Cabezon (1500-1566), organiste et compositeur espagnol totalement aveugle de naissance, et son compatriote Francisco Salinas (1513-1590), professeur de musique à l'Université de Salamanque qui, aveugle dès l'enfance, fut un excellent organiste et un théoricien ; ou encore de l’Anglais John Stanley (1713-1786) devenu aveugle à l'âge de 2 ans qui fut organiste à 7 ans puis succéda en 1779 à William Boyce comme "Master of the Kings Band Music" de George III...

Cette médiocrité artistique dans notre pays à cette époque était certainement due à cette absence de structures éducatives. Citons néanmoins encore quelques organistes aveugles des Quinze-Vingts dont la renommée ne dépassa guère les enceintes de l'hospice : Pierre Richard qui exerça au début du XVII° siècle, les frères Denis et Eustache Pervé (vers 1620) et Jacques Lepage (1677)...

Mais revenons à Valentin Haüy. 1784, la Société Philanthropique convaincue de l'efficacité de la méthode d'enseignement de Haüy lui confiait l'instruction d'une douzaine d'enfants et dès l'année suivante il ouvrait une école rue Coquillière à Paris. Cette Institution des Enfants-aveugles devint rapidement connue et fut obligée de s’installer dans de nouveaux locaux plus grands, rue Notre-Dame des Victoires, afin de d’accueillir un maximum d’enfants. Valentin Haüy leur enseignait non seulement la lecture à l'aide de livres appropriés, mais également l'écriture, le calcul, l’arithmétique, les langues, l'histoire, la géographie et la musique. Et pour arracher à la mendicité les plus démunis, il leur apprenait des petits métiers : le tricot, la brochure de livres. l’imprimerie, le rouet...

La Révolution, comme dans bien d’autres domaines, va bouleverser le fonctionnement de cette école. Par décret du 28 septembre 1791 la Constituante nationalise l'Institution des Jeunes Aveugles et lui affecte le couvent des Célestins, dans le quartier de l'Arsenal, ainsi d'ailleurs qu'à l'école des sourds-muets. Cette erreur de cohabitation. peu favorable sur le plan pédagogique, aboutira à un nouveau décret de la Convention Nationale en 1794, qui devra séparer les deux écoles : celle des Aveugles-nés est alors transférée rue des Lombards, dans la Maison des Filles de Sainte-Catherine (actuellement 34 rue Denis). Devenue "Institut National des Aveugles-travailleurs" et réorganisée par la loi du 10 thermidor an III, cette école changera à nouveau de régime et de locaux: de 1800 à 1815, elle est rattachée à l'hospice des Quinze-Vingts et est régie sous tutelle du Ministère de l'Intérieur. Durant cette période l'enseignement est pratiquement abandonné au profit d'ateliers de travail. Valentin Haüy est mis à la retraite anticipée en 1802. En effet il s'est heurté au Ministre Chaptal, docteur en médecine de son état, qui voulait réorganiser complètement la santé en France. Désabusé, il part en Russie en 1806 et fonde une école à Saint-Pétersbourg, mais ses espérances n’étant pas satisfaites après un long et décevant séjour dans ce pays, il rentre en France en 1817. Quelques années plus tard, en 1822, il s’éteint à Paris.

En 1806, devant l'échec des méthodes éducatives des Quinze-Vingts et surtout grâce à l'impulsion du nouveau directeur Paul Seignette, un nouveau règlement mieux adapté et se rapprochant davantage de la méthode de Valentin Haüy est mis en place : la priorité est donnée à l'enseignement, à l'éducation et à l'apprentissage de la musique. Parmi les succès dus à cet enseignement, citons le mathématicien aveugle Jean-Baptiste Penjon, premier prix en 1807 du Concours Général des Lycées de Paris et nommé. en 1809, sur recommandation du célèbre mathématicien Monge, professeur de mathématiques élémentaires au Lycée d'Angers- C'est l'un des tout premiers exemples d'insertion sociale réussie grâce à la méthode de Valentin Haüy. Penjon sera même en 1821 le premier aveugle licencié ès Sciences de l'Université.

Avec la Restauration l'Institution des Jeunes Aveugles reprend son autonomie par ordonnance du 8 février 1815, et un an plus tard cette école déménage à nouveau, la cinquième fois en 30 ans ! Elle occupe alors l’ancien Collège des Bons-Enfants, devenu au XVIII° siècle le séminaire Saint-Firmin, situé 68 rue Saint-Victor. Sa capacité d’accueil à cette époque est de 90 places, toutes gratuites (60 garçons et 30 filles). Le docteur Sébastien Guillié, médecin et littérateur originaire de Bordeaux, nommé directeur en 1815, est également un bon musicien. C’est ainsi qu’il développe l'enseignement de la musique qu’il amène à un haut niveau. L'orchestre de cet établissement est alors réputé. Il avait su se faire seconder dans cette tâche par une autre excellente musicienne. Zélie de Cardeilhac, l'institutrice des jeunes filles. Mais, durant ses six années de direction, l'enseignement général et l'enseignement industriel avaient été un peu trop négligés et c'est à l'arrivée du nouveau directeur. en 1821, le docteur Pignier, que cette école va enfin trouver la stabilité avec un enseignement tripartite : enseignement général, industriel et musical. Ce dernier, quoique bien développé sous le Dr. Guillié, se tourne à présent dans les milieux ecclésiastiques en accentuant les cours d'orgue. Dès 1826, il crée une classe d'orgue qui va permettre par la suite aux non-voyants d'être placés dans des tribunes de paroisses parisiennes et même de province.

Bien que la musique ait toujours tenu une place importante à l'INJA, même si parfois l’enseignement de cet art n'était destiné qu'à une simple occupation ou à un divertissement, il est un fait certain : les aveugles ont toujours plus ou moins pratiqué de la musique. En 1792. par exemple, le personnel de l'établissement était composé de 2 instituteurs. 2 inspecteurs chefs d'atelier. 4 gouvernantes maîtresses, 8 répétiteurs aveugles et 4 maîtres de musique.

La grande préoccupation du Dr.Pignier, en dehors de l'amélioration de l'enseignement, sera de trouver de nouveaux locaux plus adaptés, plus vastes et surtout plus sains, car ceux de la rue Saint-Victor étaient carrément insalubres au point de créer un climat délétère. Enfin grâce à son opiniâtreté et à aux interventions à la Chambre du Ministre de l'Intérieur Montalivet ainsi que celles du député Lamartine, est votée une loi décidant la création de bâtiments spéciaux qui seront construits boulevard des Invalides (18 juillet 1838). L'école s'y installera définitivement en 1843.

L'Institution des Jeunes Aveugles créée par Valentin Haüy, comme le rappelle E. Guilbeau dans son ouvrage consacré à l'histoire de cette école (1907) a toujours voulu conserver le caractère "d'école, d'atelier et d'académie de musique." Au début, comme nous l'avons vu, dans le domaine musical le but recherché était principalement de donner aux aveugles un travail rémunérateur mais grâce au Dr. Pignier ce but deviendra plutôt utilitaire avant tout. Ancien médecin du séminaire de Saint-Sulpice, et donc bien introduit dans le domaine religieux, il eut l'idée de développer au maximum l'apprentissage de l'orgue. La France n'a jamais manqué d'églises qui toutes ont besoin d'un organiste ! Ainsi que nous allons le découvrir. toute une pléiade d'organistes, certains de renommée internationale, ont appris leur art dans cette institution.

Le Dr. Pignier eut l'intelligence de choisir des musiciens de grande valeur pour enseigner la musique aux non-voyants. Jean-Baptiste Mathieu (1762-1847), professeur de solfège au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dès sa création en 1795, auteur de motets, messes, opéras, de traités de plain-chant et de près de 10 000 leçons de solfège, également maître de chapelle de la cathédrale de Versailles (1809 à 1839), enseigna la musique à l'INJA. Parmi les professeurs, nés sous l'ancien régime, figurent de grands organistes qui d'ailleurs furent les premiers à donner des leçons aux élèves de l'Institution dès 1821. N'ayant pas encore d'orgue, ils travaillaient sur des clavecins munis de pédaliers : Guillaume Lasceux (1740-1831), ancien élève de Noblet pour la composition longtemps organiste de St-Etienne-du-Mont (1774 à 1819), mais également de St-Martin de Chevreuse, des Mathurins, des religieuses de Sainte-Aure, du séminaire Saint-Magloire et du Collège de Navarre; Nicolas Marrigues (1757-1834), élève notamment d'Armand-Louis Couperin, organiste de St-Thomas d'Aquin (1802 à 1834), avait été également organiste à la cathédrale de Versailles, à St-Nicolas des Champs et à St-Gervais. Il avait même brigué vainement en 1834 la succession de François Lacodre à Notre-Dame de Paris. Ces deux organistes, en compagnie de 8 autres musiciens avaient déjà adressé en 1810 une pétition au Ministre des Cultes afin de l'alerter sur les difficultés d'exercer convenablement leur art et la nécessité de former parfaitement de nouvelles recrues. L'église des Missions Etrangères, alors affectée au culte paroissial (1805 à 1874), sous le vocable de St-François-Xavier, située rue du Bac, que le Dr. Pignier fréquentait, autorisa les élèves de l'Institution à tenir l'orgue chacun leur tour. C'est ainsi que Pierre Moncouteau, né en 1805, aveugle de naissance, débuta sa carrière aux Missions Etrangères comme titulaire de l'orgue en 1825. Il deviendra par la suite suppléant de Séjan à St-Louis des Invalides et à St-Sulpice avant d'être nommé organiste de St-Germain des Près en 1842, précédant dans cette église de quelques décennies d'autres musiciens non-voyants de grande renommée: Augustin Barié, André Marchal et Antoine Reboulot. Monconteau enseigna également le calcul, la géographie et la musique à l'INJA. Un autre ancien élève de cette école lui succéda aux claviers de l'orgue des Missions Etrangères en la personne de Roussel. Il sera même invité à se produire, en compagnie d'un autre élève de l'INJA, un certain Ridet, alors titulaire de l'orgue de St-François à Paris, à l'inauguration officielle du nouvel orgue de l'église Saint-Sulpice, le 23 janvier 1846. Ils se produirent en même temps d'ailleurs que Moncouteau et que bien d'autres illustres musiciens tel Charles Gounod par exemple. Roussel devenu aussi chef d'orchestre à l'Institution avait bénéficié de l'enseignement de Gabriel Gauthier. Ce dernier, né en 1808, devenu aveugle à l'âge de 11 mois à la suite d'une petite vérole, avait été élève à l'INJA dès 1818 avant d’y enseigner l'orgue et la composition de 1827 à 1840. Il était aussi organiste de St-Etienne du Mont, où il avait succédé à son professeur d’orgue Lasceux qu'il avait connu à l'Institution en 1821. Gabriel Gauthier est l'auteur de remarquables Messes qui sont longtemps restées au répertoire de la chapelle de l'Institut National des Jeunes Aveugles.

Parmi les élèves non-voyants de Marrigues et de Lasceux il faut nommer Augustin Dupuis (1801-1869), musicien orléanais, organiste de l'église St-Paul d'Orléans de 1827 à 1832, puis titulaire du grand orgue de la cathédrale Ste-Croix de cette même ville durant 37 ans. Il a laissé quelques compositions. Comme nous le verrons par la suite, Orléans a accueilli en ce dix-neuvième siècle plusieurs organistes aveugles issus de l'INJA : M. Binet, né vers 1805, qui exerça à l'église parisienne de St-Philippe du Roule (1833 à 1861) et Marius Gueit (1808-1865), qui lui aussi débuta sa carrière d'organiste à Orléans (église St-Paterne, de 1831 à 1839) puis fut nommé à St-Denis du Saint-Sacrement à Paris. Il fut le professeur d'orgue d'Adolphe Populus (1831-1900), célèbre pianiste et organiste qui créa le premier les quintettes harmoniques (flûte, hautbois, clarinette, cor, basson) par opposition aux quintettes d’instruments à cordes, avec la Société des quintettes harmoniques qui se produisit pour la première fois en public le 2 décembre 1869.

Buste de Louis Braille (1809-1852)
( musée Valentin Haüy )
Mais surtout il ne faut pas oublier de citer l'inventeur de l'alphabet pour aveugles, Louis Braille (1809-1852), dont on ignore souvent qu'il était également organiste, notamment à St-Nicolas des Champs. Celui-ci perdit la vue à l'âge de 3 ans et rentra à l'Institut des Jeunes Aveugles à l'époque où le Capitaine d'artillerie Charles Barbier de la Serre tentait de perfectionner pour les non-voyants une machine inventée pour écrire rapidement et secrètement, destinée primitivement aux officiers de l'armée. Celle-ci avait le désavantage de simplifier l'orthographe, de supprimer la ponctuation et de ne pouvoir reproduire les chiffres. Louis Braille mit alors au point en 1829 un autre système d'écriture qui sera par la suite étendu à la musique. Son système était basé sur la formation de petits points que l'on peut lire par effleurement de l'index sur le papier. L'écriture se fait par perforation du papier à l'aide d'un poinçon. Aucun système plus efficace n'a encore supplanté l'alphabet de Braille inventé voilà plus de 160 ans !

Comme nous l’avons vu, c’est en 1826 qu’une classe d'orgue fut ouverte. Deux ans plus tard un orgue de 5 jeux fut installé à l'Institution. Marius Gueit en fut le premier titulaire et quelques dix années après déjà une vingtaine d'élèves était placée dans des églises parisiennes et de province. Il serait injuste de ne pas citer le Procédé pour écrire les paroles, la musique et le Plain-chant au moyen de points que Louis Braille a écrit en 1829 car il a grandement facilité l'essor de ces musiciens aveugles

Paradoxalement le niveau de culture générale ne s’élève pas aussi rapidement que celui des études musicales. On y fait en effet de bonnes études primaires mais on reçoit seulement quelques ébauches de culture secondaire. En ce dix-neuvième siècle l'effort sera porté sur l'enseignement de la musique : obligation pour les élèves d'orgue et de piano de pratiquer simultanément un autre instrument à cordes ou à vent, répétitions hebdomadaires en formation orchestrale ou en chorale mixte pour l'office dominical à la chapelle de l'école. On crée une classe d'harmonie en 1827 et de composition en 1848. En 1836, à l'initiative de l'industriel Claude Montal, lui-même frappé de cécité à l'âge de 5 ans et ancien élève de cette école, fut ouverte une classe d'accord-facture. Celui-ci y professait les sciences mathématiques et se livrait également avec habilité aux travaux manuels en étudiant notamment le mécanisme et la construction des pianos. Claude Montal ouvrit même sa propre manufacture de pianos et acquit une certaine popularité comme facteur. Grâce à l'ouverture de cette nouvelle classe de nombreux aveugles purent ainsi devenir accordeur de piano, art difficile qu'ils exerceront toujours avec justesse et dextérité.

Paul Charreire, né en 1820 à Besançon, devenu aveugle à l'âge de 7 ans, entra en 1830 à l'INJA où il travailla l'orgue avec Gauthier. Ce fut l'un des premiers aveugles à entrer par la suite au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris, dans la classe d'orgue de Benoist et dans celle de composition d'Halévy. Professeur à l'Institution, critique à la Revue et Gazette de Paris, il fut nommé en 1844 au grand orgue de la cathédrale St-Etienne de Limoges, où il resta jusque dans les années 1870. On lui doit plusieurs opéras ou drames lyriques, une cantate la Sainte Enfance, de nombreuses messes, dont une avec orchestre et des motets.

Un des successeurs de Gabriel Gauthier dans sa classe d'orgue, Louis Lebel (1831-1888) fut un grand organiste liturgique très croyant, qui forma à son tour de nombreux disciples. Elève de l'Institut National des Jeunes Aveugles de 1841 à 1849, où il remporta les prix d'honneur d'orgue, de piano et de violon, il rentra ensuite au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris pour devenir l'élève de Benoist et d'Halévy. Professeur d'orgue et de composition à l'INJA, il y enseigna également le violon jusqu'en 1870, et succéda à Roussel, mort en 1869, au poste de chef d'orchestre. Louis Lebel prit enfin la suite de Gabriel Gauthier aux claviers de l'orgue de l'église Saint-Etienne du Mont à Paris en 1853, et resta à ce poste jusqu'à son décès arrivé en 1888. En tant que pédagogue il assura à l'école un grand développement dans le domaine musical qui a permis notamment la découverte de trois grands autres organistes: Marty, Mahaut et Vierne. Louis Lebel a écrit un certain nombre de partitions pour orgue ou pour orchestre, dont une cantate à Valentin Haüy et une autre à Louis Braille.

Pierre Espent, marseillais de naissance (1832) et coreligionnaire de Lebel à l'INJA, tint les orgues de l'église Notre-Dame de la Garde à Marseille à partir de 1865. Un autre musicien issu de la même classe que Lebel et Espent mérite d'être cité ici: Henri Tournaillon, né en 1832 à Beaugency (Loiret). Entré à l'Institution le 16 novembre 1843, il fut également admis plus tard au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris, notamment dans la classe de composition d'Halévy. Nommé en 1852 à l'église Saint-Paul d'Orléans, où son collègue aveugle Dupuis l'avait précédé en 1827, il devint par la suite titulaire du grand orgue de la cathédrale d'Orléans le 30 mars 1869, poste qu'il conserva jusqu'à sa mort survenue le 20 octobre 1887. Promoteur de la restauration de ce dernier instrument par Aristide Cavaillé-Coll en 1875, il a écrit un ouvrage sur cet orgue. Fervent défenseur de la musique du XIX° siècle, notamment celle de Léfebure-Wély, tant décriée de nos jours par certains, il a composé plus de cent œuvres, dont un recueil considérable de morceaux pour orgue intitulé Devant Dieu. Il a également publié sous le titre d'Arène des Organistes toute une série de pièces pour son instrument.

En dehors des élèves d'orgue les plus connus de Louis Lebel dont nous venons de parler, notons encore Gustave Cézanne. organiste à Saint-Louis de Toulon dans les années 1870; Arthur Berthier (1848-1918), prix d'honneur de l'Institut National des Jeunes Aveugles en 1869, successeur de Tournaillon à Saint-Paul d'Orléans (1869) puis à la cathédrale de cette même ville en 1887, place qu'il occupa jusqu'à sa mort en 1918 et qui a laissé quelques pièces pour orgue et des trios. Son petit-fils, Jean Berthier, sera à son tour l'organiste de la cathédrale d'Orléans de 1931 à 1954. Et encore Emile Picard, organiste et premier titulaire en 1874 du grand orgue Cavaillé-Coll de l'église Notre-Dame de la Croix de Ménilmontant de Paris; Arthur Dubois, organiste de l'abbatiale Saint-Sauveur de Montivilliers (Seine-Maritime) du début des années 1880 jusqu'à 1916, année où son élève Robert Floch prit sa succession; et Georges Syme, nommé titulaire du grand orgue de St-Etienne du Mont en 1888.

Lors de sa nomination de titulaire de la classe d'orgue à l'INJA, Louis Lebel put bénéficier de la construction récente d'un orgue Cavaillé-Coll qui remplaçait le petit instrument de 5 jeux de 1828. Ce1ui-ci installé dans le quartier des garçons (actuelle salle Serres) sera entièrement refait par le facteur Beuchet en 1932 et réharmonisé en 1956 par Costa (19 jeux réels actuels, 2 claviers de 56 notes avec pédalier de 32 notes). Un peu plus tard. en 1883, Lebel verra la construction d'un second instrument dans la salle des concerts (actuelle salle Marchal) par le même facteur. Relevé en 1910 par Puget, puis par Convers en 1926 et enfin par Danion-Gonzalez en 1961, il est composé actuellement de 64 jeux réels répartis sur 3 claviers de 61 notes et un pédalier de 32 notes. Enfin, un troisième instrument fut construit deux ans plus tard, toujours par le même facteur, dans le quartier des jeunes filles (actuelle salle Duroc), refaite par Beuchet en 1953 (21 jeux actuels, sur 2 claviers de 61 notes et pédalier de 32 notes). Sur la composition exacte de ces trois orgues nous renvoyons nos lecteurs d'une part à l'article de Pierre Denis paru dans la revue L’Orgue d'avril-septembre 1957 (pp-19-20) et d'autre part à l’ouvrage "Les orgues de Paris" de la Délégation à l'Action artistique de la Ville de Paris (1992), page 245.

Après Louis Lebel. qui déjà avait réussi à porter très haut l'enseignement musical à l'INJA, vint Adolphe Marty. Né en 1865 à Albi, aveugle à l'âge de 2 ans et demi, il rejoignit cette école en 1874 et succéda à son professeur en 1888. Entre temps, de 1884 à 1886, il avait suivi au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris les cours d'orgue de César Franck, de composition de Guiraud et obtenait un 1er Prix d'orgue en 1886.

César Franck avait su déceler très tôt sa virtuosité et ses dons remarquables d’improvisateur. Nommé en 1887, tout comme ses prédécesseurs aveugles Augustin Dupuis, Henri Tournaillon et Arthur Berthier à l'orgue de l'église Saint-Paul d'Orléans, il n'occupa ce poste que durant 16 mois et rentra à Paris pour prendre la classe d'orgue de l'INJA, laissée vacante par la mort de Louis Lebel et occuper également les charges de maître de chapelle et chef d'orchestre. Parallèlement. il devient titulaire du grand orgue de l'église St-François-Xavier, dans le septième arrondissement, dès 1891 et resta à cette tribune durant un demi-siècle jusqu'en 1941, peu avant sa mort arrivée le 28 octobre 1942. Bien que brillant organiste, il préférait se vouer entièrement à l'enseignement des jeunes aveugles plutôt que de se consacrer à une carrière internationale de virtuose, ce qu'il aurait pu facilement réaliser. Son action pédagogique demeure capitale car il a su transmettre à ses élèves la tradition de son maître César Franck. Quant à son œuvre musicale, elle est vaste et comporte tous les genres musicaux. Cependant ses pièces pour orgue laissent deviner un fervent liturgiste exploitant le plain-chant. Certaines de ses pages pour orgue figurent toujours au répertoire des organistes de nos jours.

Albert Mahaut (1867-1943) à l'orgue de l'Institution des Jeunes Aveugles
( musée Valentin Haüy )
Autre éminent élève de Louis Lebel, Albert Mahaut, né aveugle en 1867 dans la Nièvre et décédé à Rennes en 1943, entra en 1876 à l'INJA où il obtient en 1883 le brevet de capacité d’enseignement primaire. Cinq ans plus tard il rejoignait la classe d'orgue de César Franck au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris où il obtenait l'année suivante un 1er Prix d'orgue. La même année il était nommé professeur d'harmonie à l'Institution, place qu'il occupera jusqu'en 1924. Il sera également quelque temps titulaire d'une tribune (St-Pierre de Montrouge puis St-Vincent de Paul) mais abandonnera rapidement ces fonctions pour se consacrer, lui aussi, entièrement à l'éducation des non-voyants. Tout comme Adolphe Marty, il laisse sa carrière d'organiste virtuose au profit du monde des aveugles.

Albert Mahaut révélera au grand public l’œuvre d'orgue intégrale de César Franck qui jusqu'alors était inconnue. Ses concerts triomphaux au Trocadéro sont restés gravés dans la mémoire de bien des musiciens. G. de Boisjolin dans la Tribune de Saint-Gervais de mai 1898, écrivait à propos d'un concert du 28 avril consacré aux premières œuvres d'orgue de Franck : "Comme son collègue, M. Marty et quelques autres artistes ? M. Mahaut est un des plus brillants organistes sortis de cette belle institution : son jeu délié et sympathique séduit de suite et frappe par son élégance et sa correction." Albert Mahaut, trop occupé à favoriser l'enseignement puis le placement de ses condisciples aveugles, n'a laissé que quelques compositions : des mélodies et des pièces d'orgue.

Bien d’autres élèves de Lebel méritent d’être nommés dans cette étude : A. Dantot, qui deviendra en 1894 organiste de St-Etienne du Mont après le départ de Georges Syme ; Jeanne Boulay, née en 1869, qui remporta un 1er Prix d'orgue au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris dans la classe de Franck. ainsi qu'un 2éme Prix d'harmonie, un autre 1er Prix de fugue (classe de Massenet) et également un 1er Prix de composition en 1897 (classe de Gabriel Fauré). Cette brillante musicienne consacra également sa vie à l’enseignement des aveugles et fut professeur à l'Institution de 1888 à 1925 enseignant le piano et l'harmonie. Avant de parler de Vierne citons encore René Lecouteur, né en 1870 dans la Manche : violoncelliste et organiste il tint les claviers de l'orgue de Notre-Dame de Carentan (Manche) de 1891 à 1916 puis de la cathédrale d'Oran et enfin de l'église St-Crépin de Château-Thierry (Aisne). Il a laissé quelques compositions, dont certaines pour violoncelle.

Louis Vierne (1870-1937), organiste de Notre-Dame de Paris
( musée Valentin Haüy )
N’oublions pas enfin M. de Mari, né vers 1870, qui toucha les claviers de St-Nicolas de Blois à partir de 1893 et surtout l'un des derniers élèves d'orgue de Louis Lebel, qui est également l'un des plus grands organistes de tous les temps : Louis VIERNE. Né le 8 octobre 1870 à Poitiers, décédé le 2 juin 1937 à Paris, il devint presque aveugle à l'âge de 7 ans. Une abondante littérature existe sur ce musicien d'exception à laquelle je ne puis que renvoyer nos lecteurs. Disons simplement ici quelques mots rapides pour remettre en mémoire la personnalité et l’œuvre magnifique de cet organiste. Fils du rédacteur en chef du Journal de la Vienne, il est tout d'abord élève d'harmonie de Victor Paul, l'organiste des Lazaristes à Paris, avant de rentrer en 1880 à l'Institut National des Jeunes Aveugles, où il rencontre Franck, qui, on le sait, fréquentait cette école. Celui-ci l'admit dans sa classe d'orgue au Conservatoire, où Vierne fut également l'élève de Widor. Il obtint là un 1er Prix d'orgue en 1894 ainsi qu'un 1er Prix de violon. Professeur d'orgue à la Schola Cantorum (1912) puis à l'Ecole César-Franck, suppléant de la classe d'orgue de Widor puis de Guilmant au Conservatoire, il a formé de nombreux élèves dont les noms sont les fleurons de l'école d'orgue française : Dupré, Bonnet, Duruflé. Schweitzer, Nadia Boulanger, E. Souberbielle, Fleury, Gavoty... Vierne fut aussi le génial organiste de Notre-Dame de Paris à compter de 1900 jusqu'à sa mort. Sa musique, suivant l'expression de Gavoty, "est et demeure d'essence lyrique; on y parle le langage du cœur."

Inauguration de la restauration des orgues de l'église St-Nicolas du Chardonnet à Paris V°, le 8 décembre 1927. Aux claviers, Louis Vierne; de profil, Paul-Marie Koenig, facteur d'orgues ayant réalisé la restauration et la réharmonisation de l'instrument.
( cliché Agence Rol, BNF Richelieu )

Maurice Blazy (1873-1933), organiste à Paris
( coll. INJA )
Maurice Blazy (1873-1933) ami intime de Vierne, élève d'Adolphe Marty à l’Institution puis professeur de piano dans cette école (1895), tint les claviers de l'église parisienne de St-Médard de 1892 à 1901, puis ceux de St-Pierre de Montrouge (1901 à 1933). Là, il précédait un autre musicien aveugle de renommée internationale : Jean Langlais. Musicien discret, Maurice Blazy a fait éditer une suite de pièces avec pédale obligée, différents motets religieux et plusieurs œuvres pour piano, violon et violoncelle, ainsi que des mélodies, le tout finement composé et écrit dans un style agréable.

Gaston Litaize (1909-1991) à l'orgue de l'INJA en décembre 1983
( coll. Simone Litaize )
Lorsque Gaston Litaize débuta en 1932 sa carrière d'organiste à l'orgue de l'église Saint-Genest de Thiers (Puy-de-Dôme), alors tout jeune premier prix d'orgue du Conservatoire National Supérieur de musique de Paris, il fut installé à cette tribune par M. Burlurut, non-voyant, qui avait été élève à l'INJA et notamment d'Adolphe Marty. Arrivé à Clermont-Ferrand en 1907, ce musicien devint chantre et maître de chapelle de l'église Notre-Dame du Port, puis de celle de Saint-Genès-les-Carmes jusqu'en 1960. Sa fille. Gisèle Brulurut, est l'actuelle titulaire de cette dernière église depuis près de 50 ans.

Avec Adolphe Marty et Albert Mahaut, Augustin Barié appartient à cette race d'organistes non-voyants de tout premier ordre qui ont su mettre leur talent au service de l'Eglise. Né en 1883 à Paris et emporté à peine âgé de 32 ans par une congestion cérébrale au cours d'une promenade en août 1915 à Andrésy, il se consacrait très tôt à la musique. Tout d'abord élève de Marty à l'Institut National des Jeunes Aveugles, puis de Guilmant au Conservatoire National Supérieur de musique où il obtint un premier Prix en 1906, il fut nommé la même année titulaire de St-Germain des Près. Secondant Adolphe Marty dans sa classe d'orgue à l'INJA, il se consacra entièrement à la musique, à la composition et principalement à l'orgue avant tout. En dehors d'un Poème élégiaque pour violoncelle et piano, d'une grande subtilité, l'essentiel de sa production s'adresse à l'orgue. Il a notamment écrit une magnifique Symphonie en si bémol (opus 5), dédiée à Louis Vierne, comportant 5 mouvements (Prélude, Fugue, Adagio, Intermezzo, Finale) et Trois Pièces (Marche, Lamento et Toccata). La Symphonie de Barié, donnée en première audition par André Marchal en janvier 1922, obtint un vif succès. Jean Huré s'exprima alors en ces termes: "De nos jours, on écrit trop peu pour l'orgue. C'est pourquoi il faut jouer sans répit les œuvres si désintéressées et trop rares de Barié." Il est vrai que ce musicien qui a mis "tout son cœur et toute sa vie d'artiste" dans son œuvre est délaissé de nos jours, et il serait grand temps qu'il puisse être, ainsi que l’exprimait le regretté Norbert Dufourcq, "connu, compris et aimé par tous ceux qui sont à la recherche de belles choses."

En cette fin du XIXe siècle et ce début du XXe siècle l'INJA est à son apogée avec des professeurs tels qu'Adolphe Marty, Albert Mahaut et Augustin Barié. De nombreux organistes non-voyants munis d'une solide formation musicale vont occuper des places de choix un peu partout en France : Gaston Singéry à St-Etienne du Mont (1924 à 1930), où ce poste est tenu par un aveugle depuis un siècle, puis à l'église Notre-Dame Auxiliatrice de Clichy (Hauts-de-Seine). I1 assure également l'intérim de la classe d'orgue du Conservatoire National Supérieur de musique de Paris en 1924 entre Gigout et Dupré; Jean Pergola (1890-1951), qui fut aussi l'élève de Josset à l'Institution, pianiste et organiste concertiste, titulaire de la tribune de St-Germain l'Auxerrois (1920 à 1951), professeur de piano et auteur de pièces instrumentales écrites principalement pour piano, de mélodies et d'un admirable Pater noster pour baryton et orgue ; Gustave Noël (1894-1957), élève également de Gigout au Conservatoire et qui remporte un 1er Prix d'orgue en 1918. Il travailla aussi l'improvisation avec Marcel Dupré et Marchal. et fut organiste suppléant de Litaize à l'église St-François-Xavier de Paris ainsi que titulaire de l'orgue de choeur, après avoir tenu les claviers de Ste-Croix d'Orléans. Citons encore Rémy Clavers, qui termina ses études musicales au Conservatoire de Paris et obtint lui aussi un 1er Prix d'orgue en 1912, avant de devenir titulaire de l'instrument de l'église St-Antoine des Quinze-Vingts puis, en 1924, de celui de St-Etienne du Mont assurant l'intérim entre ses deux condisciples aveugles A. Dantot et Gaston Singéry; Marcel Dupont (1895-1977), qui étudia également le hautbois et le piano à l'Institut National des Jeunes Aveugles. Compositeur, professeur à l'école de Carentan (Manche), où il dirigeait la maîtrise, il fut aussi organiste de Notre-Dame de Carentan, puis de la cathédrale de Dol-de-Bretagne et enfin de Notre-Dame du Voeu à Cherbourg ; Georges Robert, titulaire de l'orgue de la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon (Finistère) depuis 1925, père de Georges Robert, actuel professeur d'orgue et de piano à l'Institution, dont nous aurons à reparler, est lui aussi un ancien élève de l'INJA

Georges Roussette, en 1920
Georges Roussette à 17 ans, en 1920, alors élève de l’INJA
( coll. Thérèse Delacourt-Roussette/Béatrice Roussette ) DR

N'oublions pas également le Père Edmond Saléry, né vers 1880, mort en 1946, qui, élève de Marty à l'Institution la quitta l'année même où s'y présentait le tout jeune André Marchal en 1904. Titulaire de l'orgue Puget de l'église Notre-Dame des Tables de Montpellier durant de longues années, le Père Saléry avait confié un jour à son élève. le Chanoine Henri Carol (1910-1984), organiste de la cathédrale de Monaco, qu'il avait soixante-dix pièces à son répertoire qu'il connaissait par cœur, notamment des œuvres de Franck, Widor et Vierne ! Ce prêtre-organiste fut également professeur d'harmonie au Conservatoire de Montpellier.

Georges Gilbert, autre élève d'Adolphe Marty pour l'orgue à l'INJA, mais également élève des classes de piano, basson et chant, laissa la réputation d'un bon élève mais plutôt original : organiste adjoint à la basilique St-Denys d'Argenteuil (Val-d'oise) à partir de 1917, ce basque de naissance (Bayonne, 1896) qui possédait également une belle voix de baryton, avait un caractère rebelle qui lui attira quelques problèmes. C’est ainsi qu’il fut licencié un beau jour de 1943 par le Curé de la paroisse d'Argenteuil; afin de subsister il dut se résoudre à vendre des brosses sur les marchés ! Il mourut dans les années 1950 de complications pulmonaires survenues à la suite d'un simple coup de froid.

Il convient d'ouvrir ici une petite parenthèse afin de dire quelques mots sur un artiste méconnu et oublié qui a consacré toute sa vie à la musique : Georges Roussette, qui avait perdu la vue à l’âge de 2 ans à la suite d’une diphtérie oculaire. Né le 1er février 1903 à Saint-Venant (Pas de Calais), décédé le 28 janvier 1999 à Flers (Orne), où il s'était installé depuis plusieurs décennies pour y enseigner la musique, il avait tout d’abord fréquenté dès l'âge de 6 ans l'IJA d'Arras avant d'entrer en 1918 à l'INJA de Paris. Là, il fut notamment élève d'Albert Mahaut et remporta un 1er prix d'orgue liturgique, ainsi qu'un 1er prix de piano, un 1er prix d’improvisation et un prix de violoncelle. Il prit ensuite quelques cours privés d'improvisation auprès de Nadia Boulanger et après un passage (1924-1925) à l'orgue de la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon (Finistère), il s'installa plus tard à Flers. Professeur de piano et de musique, organiste, violoncelliste, il se produisait souvent en concert, plus particulièrement en Basse-Normandie. Parmi ceux-ci, notons celui donné en l’église Saint-Germain de Flers (Orne), le 14 octobre 1979, au cours duquel il interprétait à l’orgue la Fichier MP3 Pièce héroïque de César Franck, les 3 derniers mouvements (allegro vicace, andante et final) de la 1ère Symphonie de Louis Vierne, ainsi que 4 pièces pour piano qu’il avait transcrites pour orgue : Prélude en do dièse mineur (op. 3, n° 2) de Rachmaninov, La Fileuse de Mendelssohn, Pavane pour une infante défunte de Ravel et la Légende n° 2, Saint-François de Paule marchant sur les flots, de Liszt. Parallèlement à son métier d’organiste, il exerça longtemps celui d’accordeur et réparateur de pianos qu’il avait également appris à l’INJA. On lui connaît, entre autres œuvres, une Passacaille, une Elégie et un Songe sous une pluie de printemps étoilé.
Fichier MP3 Le Cygne, extrait du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, interprété en 1992 par Georges Roussette (coll. Béatrice Roussette) DR.

L'Institut National des Jeunes Aveugles peut aussi justement s'enorgueillir d'avoir été à l'origine de la formation d'un autre grand musicien qui marquera l'école d'orgue française, tout comme le firent les Vierne, Widor, Guilmant et Dupré, en la personne d'André Marchal. Là encore la place nous manque pour nous étendre sur la biographie particulièrement riche de cet éminent artiste ; d'autres musicologues avertis l’ont d’ailleurs déjà fait. Cependant retraçons les grandes lignes de sa vie : né aveugle à Paris le 6 février 1894, il entrait à l'INJA à l'âge de 9 ans en 1903 où il reçut le précieux enseignement d'Adolphe Marty et d'Albert Mahaut, tous deux disciples de César Franck rappelons-le. Il fréquenta également les cours d’Augustin Barié pour lequel il gardera toute sa vie une grande admiration. En 1911 André Marchal poursuit ses études au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris et obtient là un 1er Prix d'orgue et d'improvisation dans la classe de Gigout qu'il supplée par ailleurs aux grandes orgues de l'église Saint-Augustin. L’année même de l’obtention de son prix (1913) il commence à enseigner à l'INJA et quelques années plus tard prend les classes d'orgue, d'improvisation et d'écriture. Parallèlement il est nommé titulaire St-Germain des Près (1915), où il succède à son ami Augustin Barié, puis de celle de St-Eustache (1945). Enfin, en 1960 jusque 1979, il occupe le poste de professeur d'orgue au Conservatoire américain de Fontainebleau à la demande de Nadia Boulanger. Le 27 août 1980 il s'éteint à Saint-Jean-de-Luz où il s'était retiré. Organiste international. il fit de multiples tournées dans le monde entier, notamment aux Etats-Unis et en Australie. La précision de son jeu, la pureté de son style et également sa science de l'orchestration ont fait de ce musicien aveugle l'un des pères de l'orgue néo-classique. Il a fait découvrir l'orgue au grand public, notamment grâce à ses célèbres récitals au Palais de Chaillot, et a contribué à la redécouverte de l’œuvre de Jean-Sébastien Bach et de la musique française des XVII° et XVIII° siècles. Curieusement, trop occupé à interpréter la musique de ses pairs ou à faire connaître celle de Barié et Gigout, il n'a laissé aucune œuvre écrite. Heureusement certaines de ses magistrales improvisations, qui sont des exemples pour les générations suivantes, sont conservées sur disques.


Georges Robert, André Marchal et Gaston Litaize
Georges Robert, André Marchal et Gaston Litaize. Février 1974, chez André Marchal, rue Duroc (Paris VIII°), à l'occasion de ses 80 ans.
( coll. Agnès Robert )

André Marchal (1894-1980) à la console de l'orgue de Saint-Eustache, vers 1950
( photo M. Barlogio )

André Marchal a formé des centaines d'élèves soit à l'INJA, soit en cours particuliers chez lui, dans son appartement de la rue Duroc où il avait fait installer un orgue mécanique Gutschenritter (2 claviers, 8 jeux) en 1920 et où il accueillait ses élèves avec chaleur. Il avait épousé Suzanne Greuet, 1er Prix du Conservatoire et également professeur à l'INJA (piano et harmonie). Parmi ses nombreux élèves à l'Institution des Jeunes Aveugles que nous ne pouvons tous citer et qui lui sont redevables d'une pédagogie éclairée, voici les plus marquants :

Jean Langlais (1907-1991) lors d'une interview aux U.S.A. en 1959.
( coll. Jean Langlais )
Commençons par une autre grande figure de l'orgue français : Jean Langlais (1907-1991). Aveugle de naissance, il fait ses études à l'INJA de 1917 à 1930, notamment auprès de Marchal, puis au Conservatoire avec Dupré (orgue) et Dukas (composition). Il sera également élève de Tournemire. Professeur d'orgue et de composition à l'Institution (1930 à 1968) et d'orgue et d'improvisation à la Schola (1961 à 1976), il fut organiste de Sainte-Clotilde de 1945 à 1988, où il succédait à Tournemire, l'un de ses maîtres qui lui avait "appris la vraie poésie de l'orgue". Parallèlement il mena une carrière de concertiste international et s'évertuait à maintenir intact la pensée de César Franck. Compositeur fécond, il a écrit environ 300 pièces principalement pour orgue, mais également des concertos, de la musique chorale et profane. C'est à lui qu’avait déclaré un beau jour Tournemire : "Toute œuvre qui n'est pas dédiée à Dieu est inutile. " Jean Langlais en tiendra compte et toute son œuvre, du moins la plus grande part, témoigne de sa foi. Il a formé à son tour toute une pléiade d'excellents organistes.

Francis Malin, né dans la Mayenne en 1903, autre élève de Marchal, est devenu accidentellement aveugle à 1'âge de 7 ans. Egalement élève de Jean Langlais à l'INJA, il a été durant une cinquantaine d'années, à partir de 1925, organiste de l'église St-Léonard de Fougères (Ille-et-Vilaine). Professeur de piano et de violon, il a écrit de la musique, dont des pièces pour orgue, pour violon et orgue, ou encore pour chant et orgue et un trio Pensée mystique pour violon, violoncelle et orgue. Raymond Guillot, né en 1914, actuel titulaire de l'orgue de la cathédrale de Blois depuis 1937, est lui aussi un ancien élève de Marchal à l'Institution. Brillant interprète avec une prédilection pour le répertoire romantique, ainsi qu’improvisateur subtil, il est également carillonneur.

Georges Trouvé, élève de Marchal et de Langlais, excellent organiste non-voyant, titulaire de la cathédrale Notre-Dame de Sées (Orne) depuis 1937 est toujours à ce poste au début des années 1990; ainsi que Joseph Oulès , né en 1910, qui lui a touché l'orgue Cavaillé-Coll de l'église de Saint-Yriex (Haute Vienne) durant 71 ans, entre 1932 et 2003. Egalement professeur particulier de piano et de violon, il est décédé en 2005 et était alors le doyen des organistes français. Antoine Reboulot, autre figure du monde organistique, élève de Marchal et de Dupré au CNSM de Paris (1er Prix d'orgue en 1936), professeur de piano à l'Institution, a été titulaire de l'orgue de la cathédrale de Perpignan avant guerre, puis de celui de l'église Notre-Dame de la Croix à Paris. Il succédait là d’ailleurs à Jean Langlais. Il sera ensuite nommé à la cathédrale de Versailles en 1945, avant de tenir l’instrument de St-Germain des Prés en 1947. Il est parti ensuite s'installer au Canada où il a enseigné à l'Université de Montréal, aux conservatoires de Québec et de Trois-Rivières, où il est mort le 11 juillet 2002. Citons encore Philippe Rolland, élève aussi du Conservatoire de Paris (2ème Prix d'orgue en 1939), organiste de St-Antoine des Quinze-Vingts; Jean Laporte, organiste de l'église St-Jacques de Pau de 1943 à 1995; Pierre Parisot, originaire des Vosges, titulaire de l'église Notre-Dame de Carentan (Manche) en 1945 et 1946, puis de l'église de Mazamet dans le Tarn; Marcel Poirot, vosgien également, mort en 1976, titulaire du diplôme de professeur de piano délivré à l'Institut National des Jeunes Aveugles, professeur à l'école St-Joseph de Carentan (Manche), ami de Litaize et de Langlais, organiste tout d'abord à Parthenay (Deux-Sèvres) en 1945 et 1946, puis durant trente ans (1946 à 1976) de Notre-Dame de Carentan, qui, a accueilli à plusieurs reprises des organistes non-voyants. Autre élève de Marchal à ne pas oublier : Xavier Dufresse, 1er Prix d'orgue au Conservatoire en 1952 dans la classe de Marcel Dupré, professeur à l'INJA, organiste de Notre-Dame de Lorette à Paris; et Alexandre Kraszuciewiez, également lauréat du Conservatoire (1er Prix 1955) dans la classe d'orgue de Dupré puis de Rolande Falcinelli, actuel organiste de l'église Notre-Dame Auxiliatrice de Clichy (Hauts-de-Seine) durant une quarantaine d'années.

Gaston Litaize (1909-1991) n'a pas été élève de Marchal mais d'Adolphe Marty (orgue et composition) à l'Institution des Jeunes Aveugles. C'est avec l'organiste du Sacré-Coeur de Nancy, Charles Magin (mort en 1968), titulaire de cet instrument durant un demi siècle, que Litaize débuta ses études musicales pour les poursuivre, à partir de 1926 à l'INJA. Il les termina dans la classe d'orgue de Dupré au Conservatoire National Supérieur de musique, où il fut le condisciple de Jean Langlais et d'Olivier Messiaen. Premier Prix d'orgue en 1931, il fréquenta aussi les classes de fugue et de composition de Caussade et de Büsser. Gaston Litaize a été le premier musicien aveugle à remporter un Prix de Rome (second Prix en 1938 derrière Henri Dutilleux). Dès 1930 il débuta une prestigieuse carrière d'organiste en tenant successivement les claviers des églises Notre-Dame de la Croix à Paris (1930-32), Saint-Genest à Thiers (Puy-de-Dôme) en 1932 et 1933, Saint-Léon à Nancy (1933-34), Saint-Cloud (Hauts-de-Seine) en 1934, puis St-Merry à Paris au début des années cinquante, et enfin et surtout St-François-Xavier, de 1946 à 1991. Il avait été précédé dans cette église parisienne par Adolphe Marty. Il fut enfin professeur au Conservatoire National Régional de Saint-Maur (Val-de-Marne) de 1974 à 1990, après l'avoir été durant 30 ans à l'Institut National des Jeunes Aveugles de 1939 à 1969 (piano, puis harmonie et enfin orgue au départ de Marchal). Avec Jean Langlais, André Fleury et Maurice Duruflé, Gaston Litaize a été l'un des plus brillants organistes de sa génération. Virtuose aguerri et improvisateur génial, ce fut aussi un organiste liturgique dans la tradition des Marty, Barié, Marchal et Vierne. Il disait lui-même : "Je remercie souvent le Ciel pour ma cécité car sans elle, je n'aurais sans doute jamais fait de musique." Tout comme certains de ces condisciples aveugles, il a peu écrit mais a tout de même laissé des mélodies, des variations pour piano et clarinette, une Missa Virgo Gloriosa à 3 voix mixtes et orgue, une autre Messe solennelle en français pour schola, assemblée et orgue, et surtout des pièces pour orgue avec notamment Douze Pièces pour grand orgue et 24 Préludes liturgiques. Comme pédagogue il a formé lui aussi de nombreux élèves qui occupent de nos jours des postes de choix, notamment Georges Robert, son élève à l'Institution des Jeunes Aveugles (1941), qui fut aussi celui de Gaston Roulier pour le piano, d'André Marchal pour l'orgue et d'Eza pour le violon. Georges Robert, breton d'origine et fils de l'organiste de la cathédrale de Saint-Pol-de-Bretagne, comme nous l'avons vu précédemment, fut admis plus tard, en 1946, au Conservatoire National Supérieur de musique de Paris dans les classes d'Yves Nat, Simone Plé-Caussade et Marcel Dupré. Il obtint un 1er Prix de piano en 1950, de contrepoint et fugue en 1953, et la même année un autre 1er Prix d'orgue. Titulaire du grand orgue de l'église Notre-Dame de Versailles depuis 1948, il est aussi l'organiste attitré de l'Institut National des Jeunes Aveugles et surtout le successeur de Marchal et de Litaize dans la classe d'orgue de cette école. On doit notamment à cet artiste une Sonate pour piano, un Prélude sur les jeux d'anches, une Messe en cinq pièces et une Petite suite sans pédale obligée en 4 mouvements.

Mars 1991, Georges Robert fils (à gauche) lors de la remise des insignes de chevalier des Arts et des Lettres par le Maire de Versailles.
( coll. Jean Vatus, des Amis de l'Orgue de Versailles )

Georges Robert fait partie des rares musiciens possesseurs à la fois d'un 1er Prix d'orgue et d'un 1er Prix de piano au Conservatoire de Paris, tout comme l'ont été Marcel Dupré, Henriette Puig-Roget et Jeanne Demessieux. Bien qu'il pratique avec intérêt la musique de tous les temps, comme il le déclare au cours d’une interview accordée à la revue L'Orgue en 1965 (numéro 114, pp. 49-60), ses prédilections vont vers Bach, Liszt et Franck et également dans un domaine musical plus général, vers Fauré, Messiaen, Webern et Berg. "Musicien rompu à toutes les possibilités des instruments à clavier, artiste raffiné qui défend amoureusement les trésors du patrimoine français", Georges Robert, dans la tradition des Marty, Mahaut, Marchal, Langlais et Litaize perpétue cet enseignement de qualité à l'Institut National des Jeunes Aveugles de Paris qui fait que cette école a été durant bien longtemps un vivier de musiciens talentueux, rejoignant en cela les écoles de musique de Choron, Nidermeyer et Bordes, fondées respectivement en 1817, 1853 et 1894. Organiste de Notre-Dame de Versailles (1948-2001), professeur à l'INJA, au CNR de Versailles et à la Schola Cantorum, il tenait également l'orgue de l'INJA. Il est mort le 7 novembre 2001.

Dominique Levacque
Dominique Levacque, organiste titulaire du Grand orgue de l'INJA
( coll. D. Levacque, avec son aimable autorisation )

Après le décès de Georges Robert, Dominique Levacque a été nommé titulaire de l'orgue de l'Institut National des Jeunes Aveugles de Paris en 2002, tout en y enseignant la musique. Elève de l'Institut des Jeunes Aveugles de Nancy puis de l'INJA de 1979 à 1984, il est ensuite entré au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, d'où il est ressorti en 1991 avec un 1er prix de piano et un 1er prix d'histoire de la musique et au CNR de Rouen, où il a suivi la classe d'orgue de Louis Thiry (1991-1994) et a obtenu un 1er prix à l'unanimité. Organiste de St-Michel-des-Batignolles de 1994 à 2003, il est également depuis 1993 suppléant à Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux et a été nommé le 1er septembre 2004 co-titulaire des orgues de St-Symphorien et de Ste-Geneviève de Versailles (Yvelines).

Jean-Pierre Leguay, cotitulaire des Grandes Orgues de Notre-Dame de Paris depuis 1985.
Un autre brillant élève de Gaston Litaize est actuellement cotitulaire, depuis le 1er juillet 1985, du prestigieux grand orgue de Notre-Dame de Paris, succédant là, avec les trois autres cotitulaires Yves Devernay (décédé en 1991), Olivier Latry et Philippe Lefebvre à Pierre Cochereau. Il s'agit de Jean-Pierre Leguay. Né en 1939 à Dijon, il fréquenta tout d'abord l'école Still près de Strasbourg avant de rentrer, en 1955, à l'Institut National des Jeunes Aveugles, où il devint l'élève de Litaize, de Gaston Roulier pour le piano et de Louis Ciccone pour l'histoire de la musique. Il eut aussi pour professeur André Marchal et c'est d'ailleurs celui ci qui a éveillé en lui ses goûts pour l'orgue. Elève par la suite du Conservatoire National Supérieur de musique de Paris, dans les classes de contrepoint de Simone Plé-Caussade, puis plus tard dans celles d'orgue de Rolande Falcinelli et de composition d'Olivier Messiaen, il obtint un 1er prix d'orgue et d'improvisation en 1966 et l'année suivante un 1er prix au concours international d'improvisation de Lyon. Pédagogue, Jean-Pierre Leguay a enseigné l'orgue, l'improvisation et l’histoire de la musique au Conservatoire de Limoges, de 1968 à 1989. Depuis 1989 , il donne des cours d'improvisation au Conservatoire Erik Satie à Paris VII° et d'orgue au Conservatoire de Dijon. N'oublions pas aussi de préciser qu'il est professeur d'improvisation au Centre d'Action Liturgique et Musicale (CALM) de l'Ecole cathédrale du diocèse de Paris, fondée en 1985.

Comme organiste, Jean-Pierre Leguay a tout d'abord tenu les claviers de l'orgue de l'église Notre-Dame des Champs à Paris, dans le 6ème arrondissement, avant d'être nommé par concours à Notre-Dame. Il est l'auteur d'une quarantaine d’œuvres dont la plus grande partie est consacrée à l'orgue. Ses idées sur cet instrument se résument par un concept qu'il s’efforce d’appliquer à son œuvre: "Autant il est clairement démontré que l'on ne peut jouer n'importe quelle musique sur n'importe quel orgue, autant il faut affirmer avec force que tous les types d'orgue, grands ou petits, sont également susceptibles de stimuler la composition actuelle dès lors qu'est pertinente la juste adéquation entre la pensée et le vecteur sonore..." Admirateur de Pérotin le Grand, Monterverdi et Debussy, sans daigner les modernes avec Bartok ou Boulez, il a enregistré des œuvres de Pachelbel, Mozart, Liszt, Bach et Brahms... Jean-Pierre Leguay poursuit aussi une brillante carrière d'organiste concertiste qui l'a même mené jusqu'en Extrême-Orient.

Véritable conservatoire de musique, bien qu’un peu moins brillant de nos jours qu’il l’était au temps des Marty, Mahaut et autre Marchal ou Vierne, l'actuelle directrice, Madame Dominique Larhantec, à la tête de ses quelques 150 élèves, peut-être fière de diriger une telle école au passé si prestigieux. Cet établissement remarquable a fait des émules et c'est ainsi que d'autres Institutions des Jeunes Aveugles ont ouvert leurs portes dans plusieurs grandes villes françaises, notamment à Lille (Ronchin), Arras, ou encore à Marseille, Nancy et Nantes.

De ces institutions sont sortis également de grands musiciens, parmi lesquels nous tenons à citer Joseph Bucciali, né à Paris en 1859, qui fut élève de celle d'Arras puis organiste de la cathédrale de cette même ville et enfin de St-Nicolas de Boulogne-sur-Mer, auteur d'un excellent ouvrage intitulé Ecole Pratique d’harmonium, ainsi que de pièces d'orgue, de piano et de motets; Alphonse Gadenne, né à Roubaix en 1865, qui fréquenta l’Institution de Lille avant d’y enseigner, titulaire du grand orgue de l'église de la Madeleine à Lille, auteur notamment d’un Requiem, de motets et de pièces pour orgue; Emile Billeton, né en 1878 à Gentilly élève de l'Institution d'Arras puis à Paris de Guilmant et de Gigout, qui devint titulaire de l’orgue d’Armentières, puis de celui de la cathédrale d'Arras en 1907, auteur de mélodies, motets et pièces pour piano ou orgue ainsi que de cantates; Charles Magin, né en 1881 en Alsace. à Altenstadt, élève à Nancy, puis à Paris de Widor et Vierne, titulaire durant 50 ans des orgues de l'église du Sacré-Coeur de Nancy et premier professeur de Gaston Litaize, auteur d'un Stabat Mater et de très belles pièces pour orgue, ainsi que d'un Salve Regina pour chœurs et orgue.

Citons encore Arthur Colinet, né à Fourmies en 1885, élève de l'Institution des Jeunes Aveugles de Lille puis professeur à celle de Nantes durant plus de 50 ans, et créateur de la classe d'orgue, en 1940, au Conservatoire de cette ville, qui fut organiste de 1907 à 1943 de la Basilique St-Nicolas de Nantes et qui a composé des cantiques, un Tantum ergo pour choeur à 4 voix ainsi que des pièces d'orgue. C'était également un pianiste virtuose en plus d'un compositeur délicat; Gaston Gryseleyn, né en 1892 à Bourbourg (Nord), élève de l'Institution de Lille, qui tint les claviers de l'orgue de l'église St-Waast de Béthune et a laissé notamment un Christum regem à 3 voix qui lui valut un prix d'excellence à l'Académie des Jeux floraux de Cherbourg, peu avant la Grande Guerre ; et aussi Eugène Landais à la cathédrale de Poitiers où il exerça de 1896 à 1949; Henri Mailhé à celle de de Montpellier à partir des années 1930 jusqu'en 1957; Raoul Rochelandet à Marseille (années 1940) et Paul Nardin, également virtuose du violoncelle, à St-Paul de Strasbourg où ils se trouvaient dans les années cinquante.

Enfin. nommons encore, pour leur rendre hommage ici Joseph Reynier, né à Aix-en-Provence en 1797 et mort dans cette même ville en 1874, qui eut une certaine notoriété à son époque dans le midi. Il perdit la vue à l'âge de 7 ans à la suite d'une rougeole et après avoir étudié l'orgue, le piano et l'harmonie, il devint organiste de la Madeleine d'Aix-en-Provence, poste qu'il conserva durant un demi-siècle. Professeur d'Henri Poncet, maître de chapelle de la cathédrale d'Aix, Reynier a beaucoup composé. Dans son œuvre, on relève trois Stabat Mater, trois Messes, des choeurs d'Esther, des motets, cantiques et autres pièces d'orgue ; et Edmond Hocmelle, né à Paris en 1824, aveugle de naissance, qui fut élève au Conservatoire National Supérieur de musique (classes d'Elwart, Leborne et Benoist), 1er Prix d'orgue au concours de 1844, organiste de la chapelle du Sénat, ainsi que des églises parisiennes de St-Louis des Invalides, où il succédait en 1849 à Louis Séjan, de St-Thomas d'Aquin en même temps que Joseph Franck, le frère de César, et de St-Philippe du Roule. Celui-ci, savant technicien de la facture d'orgue malgré sa cécité, fit partie de plusieurs jurys de réception. I1 inaugura notamment, en compagnie de Batiste, le nouvel orgue de l’église St-Nicolas de Blois le 26 octobre 1858. Compositeur. il a laissé quelques œuvres dont certaines pour orgue.

Cette étude. bien que forcément incomplète démontre cependant la qualité de l'enseignement de la musique et de l'orgue dispensé à l'Institut National des Jeunes Aveugles. Ceux-ci, grâce à Valentin Haüy, qui, rappelons-le était parti de rien en cette fin du dix-huitième siècle, sont devenus les égaux des clairvoyants, leur raflant même parfois les premiers prix des concours et les meilleurs postes d'organiste. Vierne, Marty, Mahaut, Barié, Marchal, Litaize, Langlais ou encore Georges Robert ou Jean-Pierre Leguay, tous non-voyants, ont autant de valeur que les Widor, Tournemire, Dupré, Grunenwald, Cochereau et autres organistes voyants! En cela le but de Valentin Haüy a été atteint en ce qui concerne la musique: le monde des musiciens aveugles s'est parfaitement intégré et le rayonnement de certains d'entre eux prouve la réussite de l'INJA tout en démontrant que par la musique on peut accéder au monde.

Denis HAVARD DE LA MONTAGNE 1

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1) Nous tenons à remercier Melle Moulfi, du Centre de Documentation et d'Information de l'INJA, qui nous a fourni quelques précisions, notamment en nous procurant la plaquette de 28 pages de Zina Weygand intitulée « Le temps des fondateurs, 1784-1844, une étape vers l'intégration » (éditée en 1994 par l'INJA à l'occasion de la célébration du cent-cinquantenaire de l'inauguration des locaux du boulevard des Invalides), ainsi que M. Féron, responsable du bulletin trimestriel Le Valentin Haüy de l'Association Valentin Haüy pour le bien des Aveugles, qui dans son numéro du 3ème trimestre 1993 consacre quelques pages aux organistes les plus réputés (article de Louis Ciccone). De même, l'article de Pierre Denis Les aveugles et l'Ecole d'orgue française, paru dans le numéro 83 (avril-septembre 1957) de l'excellente revue amie L'Orgue nous a apporté quelques éléments complémentaires. [ Retour ]

 


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